Un bon professionnel doit-il être résistant aux écrans ?

par | 28 Mai 2024 | Carnet de notes | 0 commentaires

Ce billet s’intéresse à la manière dont les professionnels de la jeunesse perçoivent l’utilisation des écrans par les enfants et adolescents. Il souligne l’importance de dépasser les normes de résistance aux écrans, de valoriser des usages positifs, et de promouvoir une compréhension nuancée des technologies par les jeunes.

Enfants et adolescents : les dangers et les risques

Lorsque je suis sollicité pour intervenir auprès d’enfants et d’adolescents, c’est généralement pour faire de la sensibilisation. Une fois, une école m’a même contacté au sujet d’un prétendu “surdosage d’écran”. Avec humour, j’ai répondu qu’en cas de surdosage, il valait mieux appeler un centre antipoison. Cette approche axée sur les risques contraste avec les conclusions du rapport Kids Online (Smahel et al., 2020), basé sur une enquête menée auprès de 25 101 enfants âgés de 9 à 16 ans dans 19 pays européens entre 2017 et 2019. Ce rapport révèle que les smartphones sont le principal moyen de connexion, que les activités en ligne varient, mais regarder des vidéos et utiliser les réseaux sociaux sont courants. Il nous apprend aussi que si peu d’enfants signalent leurs expériences négatives, la plupart savent comment y faire face. Et pour finir, il nous apprend que les parents jouent un rôle crucial dans la médiation et le soutien en ligne, mais que des lacunes subsistent dans leur utilisation des outils de contrôle, ainsi que dans leur compréhension des comportements en ligne de leurs enfants.

Le rapport précédent (Livingstone & Haddon, 2009) avait identifié 10 mythes courants sur les risques en ligne pour les enfants. Ces mythes remettent en question des idées reçues telles que l’association des intimidateurs avec les “méchants” ou l’idée que les enfants savent forcément plus que leurs parents sur Internet. Sonia Livingstone (2014) qui a coordonné les deux rapports, souligne qu’il est essentiel de reconnaître que tous les enfants ne sont pas exposés à des risques, et que tous les risques ne conduisent pas nécessairement à des préjudices. Cette nuance est trop souvent négligée en éducation aux médias et au numérique, mais également en prévention.

Parentalité : Le bon parent est résistant aux écrans

Selon Claire Balleys (2021), les parents considèrent les écrans comme un mal nécessaire, à la fois nuisible et indispensable, créant ainsi un paradoxe dans leur régulation. Le “bon parent” est perçu comme celui qui résiste à l’utilisation des écrans, une préoccupation particulièrement marquée chez les familles de statut socio-économique élevé qui sont en quelques sortes normatives des bonnes pratiques. Katie Davis (2023), en s’inspirant du concept de “parent suffisamment bon” de Donald Winnicott, souligne l’importance pour les parents d’accepter une certaine imperfection dans leur rôle, notamment en ce qui concerne la gestion de la technologie. Être un parent suffisamment bon implique de reconnaître que des distractions occasionnelles par les écrans ne compromettent pas nécessairement le développement et l’épanouissement des enfants. En tant que maman, elle reconnaît les bénéfices occasionnels de ces interactions technologiques pour maintenir un lien avec le monde extérieur et préserver son identité au-delà du rôle de parent.

Intervenir en parentalité

La technoférence, souvent citée par les opposants aux écrans comme preuve de leur toxicité pour la relation parent-enfant, est nuancée par la recherche. Par exemple, une étude longitudinale menée par McDaniel et Radesky (2018) révèle une dynamique bidirectionnelle : d’un côté, le stress parental lié au comportement difficile de l’enfant peut mener à un retrait des interactions parent-enfant au profit de la technologie ; de l’autre une utilisation accrue de la technologie dans ces interactions peut influencer les comportements de l’enfant sur le long terme. Ce détail est crucial lors des interventions en parentalité. Bien que limiter l’utilisation de la technologie en présence des enfants soit un bon conseil, il peut cependant induire en erreur lorsqu’on est confronté à une famille en difficulté. La focalisation sur les écrans peut occulter une prise en charge nécessaire par un professionnel de santé.

Cette approche nuancée peut parfois laisser l’impression d’être outrageusement technophile, voire d’être à la solde du lobby des écrans selon certains.

Sans sombrer dans le complotisme de bas niveau, il faut être conscient que l’approche centrée sur les médias et les risques peut engendrer de nombreux biais. À titre d’exemple, le CLEMI propose un guide à destination des enseignants et médiateurs inspiré de la parentalité positive, qui propose des outils pratiques pour gérer les usages des écrans. Ce guide, nous dit-on, vise à valoriser les compétences relationnelles et éducatives des parents, ainsi qu’à les responsabiliser sans les culpabiliser. En fait, il ne fait que reproduire la norme sociale de résistance aux écrans. Parmi les scénarii proposés, celui sur les jeux vidéo est particulièrement représentatif :

Tout d’abord, tant que la pratique du jeu vidéo reste raisonnable, elle n’est pas mauvaise pour la santé. Ensuite, c’est tout à fait normal qu’un joueur passionné ait envie de jouer tous les jours. Induire ainsi qu’il puisse s’agir d’une addiction est tout simplement fallacieux. Et pour finir, cette manière de suggérer les mots que le parent pourrait utiliser reproduit la norme de résistance aux écrans, en plus d’être infantilisante et paternaliste.

Professionnels : une crise de légitimité ?

Lorsqu’en formation j’interroge des professionnels de l’enfance sur la manière de réagir face à un enfant en colère dans un supermarché ou en descendant d’un manège, leurs réponses sont spontanées. Cependant, dès que la question porte sur les écrans, on ressent des hésitations, voire des résistances. Pourquoi la colère, la frustration ou les émotions seraient elles différentes en présence d’écrans ? Les technologies n’ont pas hacké les enfants, qui restent inchangés, tout comme les réponses éducatives. Pourtant, lorsqu’il s’agit du numérique, il semble que les esprits se paralysent.

C’est comme si les professionnels, à l’instar des parents, avaient eux aussi intériorisé cette norme de résistance aux écrans. Ou peut-être le numérique est-il perçu comme si spécifique qu’il nécessiterait une formation particulière, alors que leur mission reste la même : s’occuper d’enfants.

e même constat s’applique aux professionnels de la jeunesse. Lorsque je demande à des animateurs socioculturels s’ils font de l’éducation aux médias ou au numérique, la réponse est généralement négative. En revanche, si je reformule en demandant qui parle du numérique avec les jeunes, la réponse est unanime : tous le font. C’est une bonne chose, car cela contribue à la diffusion de normes d’usages positives. Selon moi, cela est beaucoup plus efficace que des interventions axées sur les risques et les dangers, qui ne font que répondre à une commande sociale de résistance aux écrans déconnectée des attentes et besoins du public. Le mieux étant cependant de créer et expérimenter avec eux. Et bien sûr, avec les parents aussi

Bibliographie

Balleys, C. (2021). Légitimité parentale et idéal de résistance aux écrans. Les principes à l’épreuve des pratiques. Réseaux, 230(6), 217‑248.

Davis, K. (2023). Technology’s Child. Digital Media’s Role in the Ages and Stages of Growing Up. The MIT Press.

Livingstone, s, & Haddon, L. (2009). EU Kids Online : Final report. LSE.

Livingstone, S. (2014). Risk and Harm on the Internet. In Media and the well-being of children and adolescents. Oxford University Press,.

McDaniel, B. T., & Radesky, J. S. (2018). Technoference : Longitudinal associations between parent technology use, parenting stress, and child behavior problems. Pediatric Research, 84(2), 210‑218.

Smahel, D., Machackova, H., Mascheroni, G., Dedkova, L., Staksrud, E., Ólafsson, K., Livingstone, S., & Hasebrink, U. (2020). EU Kids Online 2020 : Survey results from 19 countries. EU Kids Online.

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