Invité par le MRAP, le mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples à participer à une table ronde sur la haine en ligne, je retranscris ici le contenu de mon intervention.
Plutôt que de m’étendre sur les habituelles considérations techniques, juridiques ou comportementales, j’ai décidé de vous raconter une anecdote personnelle. Dans les années 1960, mon grand-père s’est engagé en politique, sur une liste d’opposition dans la petite ville d’Hayange en Moselle, la liste Henri. Le slogan était :
“Votez la liste Henri, vos enfants vous diront merci !”
Lors de la campagne électorale, une affaire est sortie : mon arrière grand-père, le père de mon grand-père qui était était veuf, avait une liaison avec la femme d’un aveugle. L’opportunité était trop belle, la majorité s’est emparée de cette faute morale pour discréditer mon grand-père et la liste Henri.
Deux enseignements
De cette anecdote personnelle, je peux tirer deux enseignements :
Réputation
Le premier est que la réputation est une arme redoutable (Boyd, 2016; Déage, 2023). C’est une arme à double tranchant. D’une part, pour se faire connaître, diffuser ses idées, ou affirmer ses valeurs et convictions. De l’autre – et c’est là qu’on retrouve la haine en ligne (Blaya, 2019) – la réputation est une arme pour discréditer quelqu’un, un groupe, un ou des opposants. D’ailleurs les réseaux sociaux sont l’illustration permanente de ce double mouvement.
Renoncement
Le deuxième enseignement vient de ce que mon grand-père disait en me racontant son histoire, et il me la racontait souvent. C’était un conseil, voire un avertissement, on peut même parler de prévention. En effet, il m’enjoignais toujours de ne jamais m’engager en politique ! Autrement dit, à cause d’une blessure personnelle, pour me protéger, il m’a incité à renoncer à des engagements futurs, et ce en raison d’un risque potentiel…
Education aux médias et politique
Des années plus tard, maintenant, lorsque j’interviens en éducation aux médias auprès de collégiens, je me retrouve dans cette même posture problématique. Le leitmotiv, en tout cas le consensus minimal sur lequel on peut s’appuyer, est que lorsque l’on publie quelque chose sur Internet, ce contenu ne nous appartient plus. Aussi, il faut anticiper sur les conséquences de ce que l’on publie. Bien sûr, ce conseil est judicieux lorsque nos propos peuvent blesser quelqu’un. Cependant est-il pertinent lorsqu’il s’agit de se protéger ? Autrement dit, avec ce conseil, est-ce que je ne fais pas comme mon grand-père ? Est-ce que je ne recommande pas de renoncer à des engagements potentiels ? Est-ce que je ne conseille pas, in fine, de renoncer à la liberté d’expression ?
En fait, c’est à cette problématique que sont confrontés ceux qui font de l’éducation au numérique, aux médias ou à l’information, et qui se donnent la peine de réfléchir au-delà des habituels risques, dangers et paniques morales. A l’heure actuelle, nous ne savons pas comment accompagner les jeunes sur ce terrain ! Peut-être plus qu’une éducation au numérique qui apprenne les bonnes pratiques, les comportements responsables et les outils pour se protéger, etc. ; ou une éducation au numérique qui explique les biais cognitifs, les GAFAM et les algorithmes, etc., il faudrait une éducation politique qui apprenne à défendre ses convictions dans ces espaces publics mais privés, comme les définit Olivier Ertzscheid (2017).
Cependant, lorsque je dis que personne n’occupe ce terrain, ce n’est pas tout à fait vrai. Il y a quelques années Facebook a publié un kit éducatif intitulé Get Digital. Dans ce kit, il y a une série d’ateliers sur l’émancipation numérique qui apprennent à devenir le community manager des causes que l’on défend. C’est ironique, je trouve. Et pose une question occultée par l’approche sécuritaire d’Internet : quelle éducation politique au numérique ? Et surtout qui s’en occupe ?
Références
Blaya, C. (2019). Cyberhaine. Les jeunes et la violence sur Internet. Nouveau monde.
Boyd, D. (2016). C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents. C & F éditions.
Déage, M. (2023). A l’école des mauvaises réputations. PUF.
Ertzscheid, O. (2017). L’appétit des géants. Pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes. C & F éditions.