Cyberharcèlement, cyberviolence et cyberhaine : intervenir sur un sujet complexe et qui fâche

par | 30 Mai 2024 | Carnet de notes | 0 commentaires

En 2021, Dinah G., 14 ans, s’est suicidée. Sa famille a accusé le collège de ne pas agir face au harcèlement qu’elle subissait. Cependant, l’enquête a révélé que son mal-être était principalement lié à des troubles émotionnels et à des relations familiales difficiles. La Ligue du LOL est une affaire qui illustre une autre complexité du cyberharcèlement. En février 2019, lorsque l’affaire éclate des journalistes sont accusés, certains seront licenciés. Cinq ans plus tard, des critiques révèlent un emballement médiatique exagéré. Le contexte sociétal qui entoure le harcèlement fait que ce sujet est difficile à aborder. Il l’est d’autant plus que derrière le même mot “harcèlement” se cachent des problématiques diverses mais qui souvent se confondent. Ce billet propose alors d’essayer d’y voir plus clair sur les manières d’intervenir en médiation numérique ou en éducation aux médias et à l’information.

Un peu d’histoire des Internets

La déclaration d’indépendance du cyberespace de 1996 par John Perry Barlow (2000), en réaction au Telecommunications Act du Congrès américain, symbolise le début des débats sur la régulation et la liberté d’expression en ligne. Dans ce texte, il écrit notamment ceci :

Nous créons un monde où chacun d’entre nous peut vivre sans privilège ni préjugé de race, de pouvoir économique, de puissance militaire ou d’origine géographique. Nous créons un monde où chacun d’entre nous, où qu’il soit, peut exprimer ses croyances, quelle que soit leur singularité, sans risquer d’être réduit au silence ou à la conformité.

Parallèlement, les “Meaw Wars” sur USENET ont illustré les premières flaming, révélant ainsi des pratiques nuisibles sur Internet. À cette époque, la régulation des télécommunications se concentrait principalement sur l’ouverture à la concurrence et la propriété intellectuelle, laissant la régulation des comportements en ligne à l’auto-gestion, notamment à travers la netiquette. En suivant ces règles, telles que respecter les autres utilisateurs, éviter les insultes et le harcèlement, et éviter le spam, les utilisateurs pouvaient contribuer à un environnement en ligne plus agréable et respectueux.

Harcèlement : jeu et enjeu du vocabulaire

Catherine Blaya (2023) définit le harcèlement comme des comportements agressifs répétés et prolongés visant à nuire à une victime de manière intentionnelle et asymétrique. Il peut prendre des formes directes ou indirectes, telles que moqueries, insultes, humiliations, ostracisme, menaces et critiques sur l’apparence. Il cible souvent la race, l’orientation sexuelle ou la religion. Le milieu scolaire, propice à ces comportements, nécessite une reconnaissance des diverses formes de harcèlement pour une prévention efficace. Bérengère Stassin (2019) souligne que le harcèlement scolaire, autrefois vu comme un rite de passage, est désormais un sujet pris au sérieux mais qui se perd dans la nébuleuse des définitions. Ainsi, en Suède, Anatol Pikas parle de “mobbing” mettant l’accent sur la dynamique de groupe, tandis qu’en Norvège, Dan Olweus parle de “bullying”, mettant l’accent sur l’agressivité individuelle encouragée par le groupe. En France, Jean-Pierre Bellon et Bertrand Gardette (2019) préfèrent “mobbing” à “harcèlement”, soulignant la pression du groupe. Dans les pays anglo-saxons, “bullying” concerne les élèves, tandis que “harassment” (harcèlement) désigne la violence entre adultes. En Allemagne, on parle aussi de “mobbing”. Et au Québec, on parle d’intimidation.

La foire aux cybertrucs

Pour Catherine Blaya (2019), la cyberviolence, la cyberhaine et le cyberharcèlement sont des phénomènes en ligne qui prennent diverses formes, telles que les moqueries, les menaces, les insultes, les agressions sexuelles, l’ostracisme et la diffusion non consentie d’informations privées. Ces comportements peuvent avoir des conséquences graves sur les victimes, allant de troubles psychologiques à une perception négative du climat scolaire. L’anonymat sur Internet renforce la vulnérabilité des victimes et limite la capacité des agresseurs à ressentir de l’empathie. Les contenus en ligne sont accessibles à tout moment, augmentant ainsi l’impact des agressions. Les statistiques révèlent une prévalence alarmante de ces phénomènes, surtout chez les jeunes, avec des filles plus souvent victimes de cybersexisme et de revenge porn, tandis que les garçons sont plus exposés à l’ostracisme dans les jeux en ligne. Parallèlement, Internet est devenu un outil privilégié pour propager la haine, le racisme et la xénophobie. Les réseaux sociaux sont utilisés pour diffuser des discours discriminatoires et dégradants, exacerbant les tensions dans la société.

Cyberviolence

Bérengère Stassin (2019) souligne également la montée préoccupante de la cyberviolence parmi les jeunes, englobant diverses manifestations telles que le flaming, le sexting non consenti, le happy slapping et les discours de haine en ligne. Les données statistiques en Europe, y compris en France, révèlent des pourcentages alarmants d’adolescents victimes d’insultes, de dénigrement, d’usurpation d’identité et d’exclusion sociale, avec une incidence disproportionnée sur les filles, les homosexuels et les minorités. En outre, des comportements comme le “slut-shaming” et le “body-shaming” s’ajoutent aux défis déjà complexes de la protection des jeunes sur Internet.

De son côté, Yann Leroux (2017) nuance le phénomène du “flaming”, reconnaissant sa visibilité mais soulignant également son impact relativement limité. Pour lui, le “flaming” , caractérisé par des échanges agressifs, recouvre une variété de motivations allant de la recherche de sensations à la quête d’assertivité. Il met en avant le rôle des communautés en ligne en tant qu’espaces où s’expriment certes des comportements agressifs, mais sont aussi une opportunité pour les adolescents de remettre en question les normes et les valeurs de leur enfance.

Jocelyn Lachance (2016) analyse le phénomène du happy slapping à Londres en 2004, où des jeunes filmaient des agressions pour les diffuser sur Internet. Cette pratique a suscité des débats sur la violence adolescente. Le chercheur souligne que la médiatisation sensationnaliste amplifie souvent le phénomène, alimentant des réactions basées sur la peur plutôt que sur une analyse rationnelle, et reflétant une tendance de la société à projeter la violence sur les jeunes pour s’en distancier.

Cyberhaine

La cyberhaine (Blaya, 2019), définie comme l’usage d’une expression encourageant la haine ou la discrimination envers une personne ou un groupe, est en augmentation dans un contexte de montée du racisme et de la xénophobie. Les jeunes issus de minorités sont particulièrement ciblés et vulnérables. Les communautés LGBTQIA+ sont également fortement touchées par la cyberhaine. Le sentiment d’appartenance à une communauté peut toutefois jouer un rôle protecteur dans ces situations. Il est à noter également que l’on retrouve ces personnes impliquées en tant que victimes et acteurs de cyberviolence. En effet, elles ont tendance à vouloir se venger en ligne mais aussi hors ligne.

Cyberharcèlement

Le cyberharcèlement, également appelé cyberbullying, manque d’une définition consensuelle selon Bérengère Stassin (2019) qui met en évidence ses diverses interprétations. Ainsi, certains soulignent le caractère répétitif et intentionnel des attaques, tandis que d’autres insistent sur le déséquilibre de pouvoir entre l’agresseur et la victime. Pour éviter de qualifier les attaques ponctuelles, certains préfèrent le terme “cyberviolence”. Cette forme de harcèlement, souvent perpétrée par des pairs à l’école, se décline en plusieurs catégories, allant de la vengeance en ligne à l’utilisation de compétences numériques pour nuire. Pour danah boyd (2016) l’utilisation des médias sociaux ajoute une nouvelle dimension au harcèlement en rendant les interactions cruelles visibles et en amplifiant les attaques. Cependant, selon elle, pour les adolescents le harcèlement en milieu scolaire reste la source principale de stress. Elle insiste sur la nécessité d’une compréhension nuancée pour intervenir efficacement, proposant d’outiller les jeunes pour renforcer leur résilience et leur empathie. Pour Catherine Blaya (2023), le cyberharcèlement se caractérise par des actes répétés d’agression en ligne, souvent perpétrés par des individus proches de la victime, ce qui accroît leur impact émotionnel en facilitant l’accès à des informations personnelles.

Un dénominateur commun : la réputation

Pour Margot Déage (2023), au collège, les relations sociales sont profondément influencées par la notion de réputation. Les adolescents se regroupent en fonction du genre et de l’âge, et les tentatives d’intégration dans de nouveaux groupes sont souvent soumises à des critiques. Les commérages façonnent les normes sociales et les exclusions. D’un côté, il y a ceux qui ont le pouvoir de légitimer les exclusions. De l’autre ceux qui poussés au conformisme suivent ces normes par peur de représailles, par crainte de perdre des amis, et de se retrouver isolé dans un environnement conflictuel. Pour danah boyd (2016) les adolescents ne perçoivent pas ces interactions sociales agressives comme du harcèlement, mais des “dramas” ou des “embrouilles”. La différence entre les deux proviendrait de la capacité à faire face aux attaques. Selon elle, les réseaux sociaux jouent cependant un rôle central dans l’intensification de ces conflits, en offrant une plateforme où les adolescents peuvent accroître leur popularité ou leur statut social.

Quand on est con, on est con !

De leur côté, Bor et Petersen (2022) ont étudié l’hostilité politique en ligne par rapport aux interactions hors ligne, sans démontrer de manière convaincante que les environnements en ligne entraînent des changements psychologiques significatifs chez les individus. Ils ont observé que les comportements hostiles ne sont pas plus courants en ligne qu’hors ligne, et que les individus hostiles ne se concentrent pas spécifiquement sur les discussions politiques. Pour les deux chercheurs, il semble également que les personnes non hostiles ont tendance à éviter les débats politiques en ligne. Autrement dit, les connards en ligne seraient les mêmes que ceux de la vraie vie !

De l’effleurement à l’écœurement

Depuis 2016 que je travaille ces questions, j’ai eu à multiples reprises l’occasion d’intervenir sur ce sujet avec toujours le même inconfort. Dans le bref état de l’art que je viens de réaliser, on croise de la culture numérique (L’indépendance du cyberspace et les Meaw wars), de nombreuses définitions qui se chevauchent mais ne se recoupent jamais, ainsi que diverses explications causales.

Dans les actions et projets que nous avons réalisés, il y a des contenus vidéo et audio, des interventions scolaires et la création d’un jeu. Le public aussi est varié, on trouve des enfants, des adolescents, des parents et des professionnels. Malgré cette diversité, cela reste finalement très classique et centré autour de la triade : acteur, victime et témoins.

En fait, je reste sur ma faim. A cause de la polarisation sociale et de l’épaisse couche de moraline qui entoure le sujet, il n’est pas possible d’aller au-delà du harcèlement décrit comme un risque flottant et vaguement systémique. Sur ce sujet aussi, une norme s’est installée. Si bien que sur le fond, c’est compliqué d’aborder la haine en ligne par son versant politique. Et sur la forme, les projets un tant soit peu innovants ou ambitieux sont devenus impossibles à financer. Là aussi, je me sens prisonnier d’une norme, celle de l’intervention de sensibilisation clé en main, one-shot et d’une durée limitée qui empêche d’entrer en profondeur dans le sujet.

Néanmoins, voici un inventaire à la Prévert des vidéos que nous avons réalisées à Bornybuzz :

En 2016, dans le cadre de la campagne de prévention “Non au harcèlement”, avec les élèves de 5ème du collège des Hauts de Blémont de Metz Borny nous avons réalisé un court métrage s’inspirant de la série “Bref”. Suite à la réalisation de cette vidéo les élèves ont témoigné sur le harcèlement.

En 2017,  à la demande de parents, nous avons réalisé un épisode spécial de notre Websérie sur le harcèlement en partenariat avec l’association de prévention spécialisée APSIS Emergence. Pour l’occasion une maman, une éducatrice et des ados ont été mis à contribution.

En 2018, l’objectif du stage de Master MEEF (ingénierie pédagogique) de notre stagiaire était de concevoir et animer une intervention sur le harcèlement en cycle 3. Mes collègues ont profité de l’évènement pour réaliser un reportage.

En 2020, l’ancienne CPE du collège de Borny avec qui nous avions realisé “Bref, je suis harceleur”, nous a ptoposé d’intervenir dans son nouveau collège à Marly. 

En 2020, parce qu’on ne change pas une équipe qui gagne, nous avons remis le couvert avec le collège la Louvière.

Bibliographie

Barlow, J. P. (2000). Déclaration d’indépendance du cyberespace. In Libres enfants du savoir numérique (p. 47‑54). Éditions de l’Éclat.

Bellon, J.-P., & Gardette, B. (2019). Harcèlement et cyberharcèlement à l’école. ESF Sciences humaines.

Blaya, C. (2019). Cyberhaine. Les jeunes et la violence sur Internet. Nouveau monde.

Blaya, C. (2023). Le (cyber)harcèlement chez les jeunes. Guide pratique pour parents démunis. Margada.

Bor, A., & Petersen, M. B. (2022). The Psychology of Online Political Hostility : A Comprehensive, Cross-National Test of the Mismatch Hypothesis. American Political Science Review, 116(1), 1‑18.

Boyd, D. (2016). C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents. C & F éditions.

Lachance, J. (2016). Adophobie. Le piège des images. PUM.

Leroux, Y. (2017). Adolescence et réseaux sociaux : Point de vue psychodynamique. In Nos jeunes à l’ère numérique (p. 133‑163). Académia — l’Harmattan.

Stassin, B. (2019). (Cyber)harcèlement. C & F éditions.

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