L’économie de l’attention est-elle un dark pattern ?

par | 3 Mai 2024 | Carnet de notes | 0 commentaires

Ce billet fait suite à deux séries d’articles. Le première concerne l’économie de l’attention  ; la seconde concerne davantage la manière dont sont traitées les questions de santé mentale en éducation au numérique, aux médias ou à l’information. Si le point commun entre ces articles est de montrer que la question des risques et des dangers du numérique sont souvent surestimés, ils montrent également qu’ils constituent un récit situé et généralement mal sourcé. Cette dimension de récit est importante. Et elle draine dans son sillage une question fondamentale dans une société qui repose désormais sur l’échange d’informations, à savoir : une histoire racontée 100000 fois devient elle vraie pour autant ?

L’économie de l’attention en tant que récit est surprenante. On la rencontre là où on ne l’attend pas. Mais le fait est qu’elle feuilletonne. L’épisode du jour ce passe dans le rapport de la commission sur les écrans remis au président de la république en avril 2024.

Le bulshitomètre s’affole à la page 39 lorsqu’on lit :

Par ailleurs, les écrans stimulent de diverses façons, notamment en apportant de la nouveauté, un réseau dénommé le « système de récompense » entrainant la libération d’une grande quantité de dopamine.

J’ai déjà débattu des mécanismes de récompense du cerveau en lien avec la sécrétion de la dopamine dans les deux articles concernant l’économie de l’attention. Je vais me contenter de m’étonner de trouver cette référence dans un rapport commandé par le président de la république ; et m’étonner une seconde fois en découvrant la suite du texte :

Rappelons que nous nous plaçons ici dans une explication mécanistique qui pourrait expliquer certains phénomènes comportementaux observés en lien avec les écrans mais qu’à ce jour il n’existe pas d’étude scientifique qui ait mis en évidence cet effet en lien avec les écrans.

Capture d'écran du site l'école des réseaux sociaux

Le point positif, c’est que j’ai maintenant la validation officielle de ce que je me suis évertué à démontrer dans mes articles précédents. Cependant, la satisfaction est de courte durée puisqu’à présent émerge une nouvelle question : si ce n’est pas prouvé scientifiquement, pourquoi en parler ?

Arrive alors le moment de formuler une nouvelle hypothèse : le système de récompense du cerveau est la pierre angulaire qui permet au récit sur l’économie de l’attention de fonctionner dans sa version sensationnaliste. Sans ce modèle explicatif, pourtant relégué dans le musée des sciences (Lemerle, 2020), il n’est pas possible d’articuler la captation de l’attention avec ‘‘des réflexes de type addictogène”. Ainsi, le recours au mot addiction permet de faire pencher la charge sur les concepteurs en leur attribuant des attentions indiscutablement malveillantes ; et de faire ainsi de l’utilisateur une victime (même si une addiction n’est jamais le fait du seul produit). Autrement dit, le recours au mot addiction est un stratagème pour capter l’attention, susciter l’adhésion et consolider le récit. Autrement dit, c’est un dark pattern !

Pourtant, sans le recours au mot addiction le récit de l’économie de l’attention pourrait tout à fait fonctionner. Il fonctionnerait d’autant mieux que personne ne viendrait rappeler qu’il est un argument fallacieux ; que personne ne viendrait demander des preuves ; et que personne ne viendrait accuser les tenants de cette théorie d’instrumentaliser la santé mentale et l’enfance à des fins politiques…

Mais non, la tentation est trop grande, les pourfendeurs du numérique ne peuvent s’empêcher de faire circuler ce récit tronqué et non sourcé.

Pourtant les questionnements sur l’économie de l’intension ont toute leur pertinence. Sauf qu’il n’est pas nécessaire de les poser en termes d’addictions ou de santé mentale. D’autres mots existent. On peut par exemple parler d’autodétermination (prendre des décisions en fonction de ses propres valeurs et préférences), d’asymétrie informationnelle (une partie impliquée dans une interaction possède plus d’informations que l’autre partie), ou de manipulation des affects pour créer de la valeur (Alloing & Pierre, 2017). Il existe des travaux sur le sujet qui ne soient pas délibérément anxiogènes. Ils sont certes moins accrocheurs et plus complexes. Ils empruntent le long, prudent et fastidieux chemin de la science et de la raison.

Page 6 du rapport on peut lire :

Préempter ce nouveau marché, dans lequel nos enfants sont devenus la marchandise, est le nouvel axe de développement de quelques sociétés du numérique. Nous voulons leur dire que nous les avons vues et que nous ne pouvons les laisser faire.

Bien sûr, la question de la marchandisation de l’enfance se pose, mais sous l’angle de l’éthique pas de la santé publique. Pour “adresser ce message à quelques sociétés du numérique” doit-on diffuser de la mauvaise science ? C’est une autre question éthique intéressante dans un monde de communication. C’est inquiétant que la commission sur les écrans ne se la soit pas posée.

Bibliographie

Alloing, C., & Pierre, J. (2017). Le web affectif. Une économie numérique des émotions . INA Editions.

Lemerle, S. (2020). Le cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique. CNRS Éditions.

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