Infinite scrolling et infinite dopamine : ou comment diffuser des fake news pour faire de la prévention ?

par | 25 Mai 2024 | Carnet de notes | 0 commentaires

Ce billet explore l’impact de l’infinite scrolling, notamment sur TikTok, à la suite des discussions suscitées par le rapport de la commission Ecrans. Ce réseau social chinois, devenu incontournable depuis son lancement en 2016, est au cœur de ces réflexions en raison de son algorithme de personnalisation et de son flux infini de vidéos. Bien que les recherches sur ce sujet soient rares et principalement axées sur le média, quelques études mettent en lumière les stratégies des adolescents pour maîtriser leur utilisation des réseaux sociaux. Ce billet souligne l’importance de mieux comprendre ces stratégies afin de concevoir des pratiques éducatives et préventives décorrélées de la panique morale entourant les écrans.

Infinite Scrolling

Le défilement infini est un modèle de conception permettant aux utilisateurs de parcourir du contenu sans fin en chargeant dynamiquement de nouveaux éléments au fur et à mesure du défilement. Introduit en 2006 par Aza Raskin, ce concept simplifie l’expérience de navigation en éliminant la pagination. Il est largement utilisé sur les réseaux sociaux, ainsi que sur les plateformes comme Instagram Reels et TikTok pour offrir une expérience fluide et sans interruption.

Aza Raskin est cofondateur du Center for Humane Technology. Repenti de la Silicon Valley, il critique désormais son invention, ainsi que les effets de la technologie aux côtés de Tristan Harris.

Infinite Neuromythe

Je me suis déjà intéressé aux propos de Tristan Harris sur le déclassement de l’humain, tenus devant le Sénat américain. Lors de son audition, il mentionne l’infinite scrolling comme un moyen utilisé par les plateformes pour atteindre les racines de notre cerveau. Autrement dit, notre cerveau reptilien.

La théorie du cerveau reptilien, développée par Paul D. MacLean dans les années 1950–1960, prétend que le cerveau humain est composé de trois couches : le cerveau reptilien, le système limbique et le néocortex. Bien que cette théorie ait été invalidée par les neurosciences, elle reste populaire malgré les critiques de sa simplification excessive des comportements humains (Lemerle, 2020). Cependant elle reste très en vogue dans le développement personnel, la publicité, chez certains addictologues, certains médias et apparemment dans la Silicon Valley.

On la retrouve également chez des acteurs de l’éducation au numérique et aux médias ou de la prévention sous forme de libération de dopamine.

Mission Interministérielle de la lutte contre les drogues et les conduites addictives (MILDECA)

A noter que larticle cité en référence a peu de choses à voir avec les mécanismes de récompense. Il n’étudie même pas les effets des réseaux sociaux, mais les zones du cerveau mobilisées par les interactions sociales. Dans l’article les chercheurs expliquent qu’utiliser les réseaux sociaux était le seul moyen d’étudier celles-ci dans un IRM.

Infinite search

Sur le moteur de recherche Pubmed, les entrées pour la requête “infinite scrolling” ne sont pas concluantes, cet élément de design ne semble pas être étudié comme tel. En revanche, en cherchant du côté de TikTok, il est possible trouver certes davantage d’informations, mais pas vraiment de preuves, plutôt les arguments qui tournent en boucle.

Infinite TikTok

TikTok est devenu une plateforme de médias sociaux très populaire depuis son lancement en 2016, en particulier auprès des jeunes, grâce à ses vidéos de synchronisation labiale et à ses fonctionnalités interactives. Son algorithme personnalisé et son flux infini de vidéos créent une “boucle addictive”, favorisant un engagement prolongé des utilisateurs. Les motivations principales des utilisateurs incluent le divertissement, l’interaction sociale, l’expression de soi et l’évasion, comme le soutient la théorie des usages et gratifications. Cependant, cette popularité soulève des préoccupations concernant la protection des données, le cyberharcèlement, l’exposition à des contenus nuisibles et des impacts psychologiques tels que la comparaison sociale et la peur de manquer quelque chose (Montag, C., Yang, H., & Elhai, J. D., 2021). La plateforme utilise une navigation par balayage vertical pour inciter les utilisateurs à faire défiler continuellement et découvrir de nouvelles vidéos adaptées à leurs intérêts. Cet engagement est renforcé par un algorithme de deep learning qui analyse en temps réel les interactions des utilisateurs, collectant des données à partir de multiples sources pour personnaliser les recommandations de contenu et les publicités, rendant l’application hautement addictive. Chaque interaction améliore la précision de l’algorithme, créant une boucle de rétroaction qui retient les utilisateurs sur la plateforme en fournissant un flux constant de contenus engageants et pertinents (Pedrouzo, S. B., & Krynski, L., 2023).

Infinite mediacentré

Sur Google scholar, la pêche s’avère davantage fructueuse. Si beaucoup d’entrées concernent l’efficacité de l’infinite scrolling en termes d’expérience de navigation, en persévérant dans l’apnée, on trouve quelques recherches qui s’intéressent aux utilisateurs et qui ne sont pas médiacentrées, bien que leur méthodologie et leurs échantillons soient limités.

On trouve notamment deux articles qui s’intéressent aux stratégies que les adolescents mettent en place pour sortir de ces “boucles addictives”. La première analyse comment les adolescents de 13 à 16 ans gèrent leur utilisation des réseaux sociaux en introduisant des “frictions” ou des pauses intentionnelles pour contrôler leur temps en ligne. Basée sur des entretiens avec 20 adolescents aux États-Unis et au Canada, cette étude révèle que les jeunes utilisent diverses stratégies, des rappels parentaux pour les plus jeunes aux applications de rappel et des alarmes pour les plus âgés. Elle souligne aussi l’importance des expériences négatives dans les décisions des adolescents pour arrêter ou ajuster leur utilisation des réseaux sociaux (Natarajan, N., 2024). Une autre étude, basée sur 1604 questionnaires, examine l’impact du défilement infini sur les réseaux sociaux et met en lumière les raisons de la fin des sessions et les motifs sous-jacents. Les chercheurs identifient plusieurs facteurs, dont l’ennui et l’autorégulation. Des différences significatives entre TikTok et d’autres réseaux sociaux sont observées, suggérant que le type de contenu, notamment la vidéo, joue un rôle crucial dans l’engagement des utilisateurs (Rixen. & al., 2023).

Infinite panique morale

En guise de conclusion, on pourrait ironiquement faire référence au principe de Godwin en affirmant que plus une recherche documentaire s’allonge, plus les chances de trouver un article scientifique qui ne soit pas centré sur les médias approchent de 1. Cela soulève à nouveau des questions sur la façon dont certains acteurs de l’éducation aux médias et de la prévention utilisent leur esprit critique.

Cette ironie est d’autant plus frappante que la sensibilisation aux fake news fait partie intégrante de leur domaine d’expertise. En fin de compte, rien de véritablement nouveau n’est exposé dans ce billet. C’est simplement une autre opportunité de rappeler qu’il ne peut y avoir de médiation numérique sans médiation scientifique. Et que pour intervenir efficacement en éducation aux médias ou en prévention, il est crucial de s’intéresser de près à l’expérience des utilisateurs.

Mon smartphone ma mère et moi

Bibliographie

Lemerle, S. (2020). Le cerveau reptilien. Sur la popularité d’une erreur scientifique. CNRS Éditions.

Montag, C., Yang, H., & Elhai, J. D. (2021). On the Psychology of TikTok Use : A First Glimpse From Empirical Findings. Frontiers in Public Health, 9.

Natarajan, N. (2024). Do They Stop? How Do They Stop? Why Do They Stop? Whether, How, and Why Teens Insert “Frictions” Into Social Media’s Infinite Scroll. International Journal of Communication, 18(0), Article 0.

Pedrouzo, S. B., & Krynski, L. (2023). Hyperconnected : Children and adolescents on social media. The TikTok phenomenon. Archivos Argentinos De Pediatria, 121(4), e202202674.

Rixen, J. O., Meinhardt, L.-M., Glöckler, M., Ziegenbein, M.-L., Schlothauer, A., Colley, M., Rukzio, E., & Gugenheimer, J. (2023). The Loop and Reasons to Break It : Investigating Infinite Scrolling Behaviour in Social Media Applications and Reasons to Stop. Proceedings of the ACM on Human-Computer Interaction, 7(MHCI), 228:1–228:22.

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