Alors que sur le plan législatif les projets de loi pour encadrer le numérique s’enchainent, un petit détour par la culture numérique s’impose, afin d’aider les conseillers et médiateurs numériques dans la réflexion sur la posture professionnelle à adopter.
Le solutionnisme technologique
Le solutionnisme technologique considère que les technologies peuvent résoudre tous les problèmes sociaux, économiques et humains sans qu’il soit nécessaire de considérer d’autres facteurs.
Le terme a été popularisé par Evgeny Morozov, qui a critiqué cette vision de la technologie dans son livre “Pour tout résoudre, cliquez ici” (2014). Morozov considère que le solutionnisme technologique est une idéologie dangereuse car il peut conduire à une vision réductrice de la société, dans laquelle les problèmes humains sont considérés comme des problèmes techniques, et où les solutions sont proposées sans tenir compte des enjeux éthiques et politiques.
Le solutionnisme apparaît très tôt dans l’histoire de l’informatique. Il se devine à travers des antagonismes qui ont marqué le développement du numérique. Et il permet en bout de course de s’interroger sur la finalité des technologies.
Malaise dans la culture numérique
Dans les années 1960, le département américain de la Défense a financé la recherche sur les réseaux informatiques qui a finalement conduit à la création de l’Internet. Cependant l’importance de la contre-culture des hippies et des hackers est à prendre en compte dans ce développement.
Dans les années 1970, l’invention de l’ordinateur personnel a permis aux particuliers d’avoir accès à l’informatique, ce qui a entraîné une explosion de son utilisation dans la vie quotidienne.
Dans les années 1990, la création du World Wide Web et des navigateurs Web a rendu l’Internet plus accessible au grand public, ce qui a entraîné une transformation des communications, du commerce et des médias.
Dans les années 2000 et 2010, l’essor des smartphones et des réseaux sociaux a créé de nouvelles formes de communication et de participation sociale en ligne, ainsi que de nouveaux modèles économiques pour les entreprises.
Cependant, le développement du numérique n’a pas été linéaire. Il a nécessité des choix certes technologiques, mais aussi politiques. S’intéresser à la culture numérique permet alors de relever certains antagonismes qui viennent éclairer les choix technologiques des pouvoirs publics.
Des hippies sur l’autoroute de l’information
Dans les années 60, les hippies en tant que mouvement contre-culturel ont développé une culture de collaboration et d’ouverture. Ils ont notamment créé des espaces de communication alternatifs, tels que les journaux underground, qui ont offert une voix à des groupes marginalisés et favorisé la libre circulation des idées.
Les hackers, qui étaient souvent issus de la contre-culture hippie, ont développé des réseaux de communication alternatifs, tels que les BBS (Bulletin Board Systems) et les newsgroups, qui ont posé les bases d’Internet et ont contribué à la promotion de l’accès à l’information et à la liberté d’expression en ligne (Flichy, 2001; Turner, 2012).
Les autoroutes de l’information sont une métaphore utilisée, dans les années 90, pour décrire la croissance rapide et l’expansion des réseaux de communication et d’information, en particulier Internet. Le terme a été popularisé par le vice-président américain Al Gore. Les autoroutes de l’information étaient censées faciliter la communication et l’accès à l’information. Elles ont ouvert de nouveaux horizons pour l’éducation, le commerce, la culture et la politique. Les autoroutes de l’information ont également été considérées comme un moyen de stimuler la croissance économique et de renforcer la compétitivité des entreprises et des pays.
Les autoroutes de l’information ont également suscité les premières préoccupations quant aux inégalités sociales et économiques dans l’accès à l’information. C’est à cette époque que l’idée d’une « fracture numérique » a été formulée, notamment la crainte que les personnes pauvres ou vivant dans des zones rurales soient laissées pour compte de cette révolution.

Capture d’écran du quizz sur Jeprotegemonenfant.gouv.fr
Les autoroutes de l’information ont aussi été l’objet de critiques (Flichy, 2001): d’une part, elles promeuvent une vision technocentrée de la société. Société dans laquelle les technologies de l’information sont certes des agents de transformation sociale, mais sans tenir compte les enjeux politiques et sociaux inhérents à leur diffusion ; de l’autre, elles induisent une vision unidirectionnelle de la communication, c’est-à-dire que les individus sont considérés comme des consommateurs passifs d’informations, ce qui entre en contradiction avec les usages réels d’Internet. En effet, sur Internet les individus sont à la fois producteurs et consommateurs d’informations, et les échanges se font de manière horizontale plutôt que verticale. Autrement dit, il s’agit d’une conception d’Internet diamétralement opposée à celle envisagée par les hippies et hackers. Autrement dit encore, les autoroutes de l’information peuvent être comprises comme une tentative de se débarrasser de l’utopie d’Internet comme contre-culture.
Licklider, Engelbart et McCarthy sont sur un bateau
Joseph Licklider, Douglas Engelbart et John McCarthy sont des pionniers de l’informatique. Leurs visions respectives permettent également d’éclairer les deux conceptions du numérique énoncées ci-dessus (Isaacson, 2015).
Joseph Licklider est souvent considéré comme le père de l’Internet en raison de son travail sur la mise en réseau des ordinateurs dans les années 1960. Il a développé la notion de “réseau galactique”, un système de communication global qui permettrait à tous les ordinateurs de communiquer entre eux et de partager des informations à travers le monde. Il a également été un défenseur de l’interaction homme-machine. Pour lui, les ordinateurs devaient être utilisés pour augmenter les capacités intellectuelles et créatives des humains plutôt que de simplement automatiser des tâches.
Douglas Engelbart est également connu pour son travail sur l’interaction homme-machine, en particulier pour l’invention de la souris d’ordinateur. Il a également développé des interfaces graphiques, des systèmes de traitement de texte, des éditeurs de code, etc. Mais surtout, il était comme Licklider, un défenseur d’une augmentation des capacités humaines grâce à l’outil informatique plutôt qu’un moyen de se substituer à elles.

De son côté, John McCarthy est connu pour son travail sur l’intelligence artificielle. Il a développé le langage de programmation Lisp et a été l’un des premiers à proposer l’idée de machines intelligentes capables de résoudre des problèmes complexes. McCarthy était convaincu que l’objectif ultime de l’informatique était de créer des machines intelligentes qui pourraient surpasser les performances humaines dans de nombreux domaines.
En résumé, si les travaux de Licklider et Engelbart ont permis de jeter les bases de l’Internet et des interfaces utilisateur modernes, il ont également ouvert de nouvelles perspectives sur la manière dont les ordinateurs peuvent être utilisés pour améliorer les capacités humaines. De son côté McCarthy a envisagé des machines intelligentes capables de résoudre des problèmes complexes de manière autonome. Sa vision de l’informatique est donc proche du solutionnisme technologique et des autoroutes de l’information, alors que Licklinder et Engelbart sont davantage dans la lignée d’un numérique collaboratif et émancipateur.
Contrôle parental ou contrôle idéologique ?
Lorsque l’on aborde l’éducation au numérique et aux médias, deux écoles s’affrontent au sujet du contrôle parental. D’un côté, il y a ceux qui considèrent qu’il est primordial de protéger les plus jeunes des contenus inadaptés. De l’autre, il y a ceux qui leur répondent qu’au lieu de protéger, il convient d’éduquer. Cette éducation devrait commencer dès le plus jeune âge et le contrôle parental serait un moyen de se défausser de cette responsabilité. En vrai, dans les familles on constate une hybridation entre les deux modèles, même si les choix opérés varient en fonction du niveau socioculturel. Et surtout, au-delà de la controverse, les parents, comme tous les internautes, bricolent, butinent et braconnent dans leur appropriation du numérique (Plantard, 2013). Et quoi qu’on en dise la majorité se débrouille plutôt bien.

Aussi, à côté du débat de ce qu’il convient de faire lorsque l’on est parent, se pose la question des recommandations officielles et des choix idéologiques qu’elles sous-tendent. A ce sujet, la dernière initiative du gouvernement “Je protège mon enfant” ne fait pas l’ombre d’un doute, puisque le site est quasi-exclusivement consacré au contrôle parental, au point qu’il en devient caricatural. En effet, si l’article 2 de la proposition de loi relative à relative à la prévention de l’exposition excessive des enfants aux écrans prévoit d’insérer des recommandations touchant à la bonne utilisation des écrans pour le jeune public dans le carnet de grossesse, le quizz proposé par le site gouvernemental ne propose pas de recommandation similaire lorsqu’on déclare avoir un enfant de moins de 3 ans qui possède un pc et un smartphone, qui utilise tous les réseaux sociaux et a accès à toutes les consoles et chaines de télévision !
On ne répétera jamais assez que les choix en matière de technologies ne sont pas neutres et qu’ils véhiculent une certaine vision du monde. Et la tendance actuelle, dans la lignée du solutionisme technologique et des autoroutes de l’information, ne va ni dans le sens d’une cohérence, ni dans le sens d’une ouverture culturelle, ni dans le sens de l’émancipation.

Bibliographie
Flichy, P. (2001). L’imaginaire d’Internet. La découverte.
Isaacson, W. (2015). Les innovateurs. JCLattes.
Morozov, E. (2014). Pour tout résoudre cliquez ici. FYP éditions.
Plantard, P. (2013). E-inclusion : Braconnage, bricolage et butinage. Place publique.
Turner, F. (2012). Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. C & F éditions.