Dans la nuit du 30 juin 2023, la médiathèque du quartier a brûlé. Avec la Boîte à Musique, vandalisée la veille, c’était le seul équipement culturel du quartier. Il y a aussi un nouveau centre social en construction. Ce détail a son importance. Il montre que le quartier n’est pas laissé à l’abandon. Enfin pas tout à fait ou pas vraiment…
La veille, j’ai activé mes réseaux d’informateurs pour comprendre, non pas les causes — celles-ci sont bien trop nombreuses et complexes -, mais l’organisation des évènements. Et comme je suis médiateur numérique, forcément, j’ai voulu comprendre la place qu’occupe les médias sociaux dans le bazar.
En croisant les sources, j’en ai déduit que les jeunes émeutiers étaient organisés et connectés. D’un point de vue opérationnel, ils utilisent des messageries privées. Pour l’instant, je ne citerai pas lesquelles, parce qu’au final cela ne présente que peu d’intérêt. La seule chose qu’il y a à savoir c’est qu’ils créent des groupes qui sont au centre de tout un écosystème. Par exemple, les tâches et les rôles sont attribués à l’avance. Il y a des soldats, que l’on peut aussi appeler casseurs, mais aussi des équipes dédiées au ravitaillement et à la logistique (feux d’artifice, nourriture, boissons, etc.). En fait, ces groupes ne sont pas spontanés. Ils étaient déjà structurés et avaient l’habitude de coopérer dans le cadre de l’économie de la débrouille (Jamoulle, 2003).
Considérer cette économie de la débrouille comme préalable est important. Cela évite des sorties de route malheureuses et des erreurs de jugements, comme celles du président de la République lorsqu’il évoque “mimétisme de la violence” et une “sortie du réel”. Ces jeunes ne sont pas hors du réel. Ils y seraient plutôt profondément ancrés, les deux pieds dedans…
“Nous avons vu sur plusieurs d’entre elles, Snapchat, TikTok, et plusieurs autres, à la fois l’organisation de rassemblements violents se faire, mais une forme de mimétisme de la violence, ce qui, chez les plus jeunes, conduit à une forme de sortie du réel. Et on a parfois le sentiment que certains d’entre eux vivent dans la rue les jeux vidéo qui les ont intoxiqués.”
Les jeux vidéo
L’hypothèse selon laquelle les jeux vidéo seraient en cause peut-être balayée d’un revers de la main. Des années de recherche n’ont pas réussi à mettre en évidence une causalité entre jeux vidéo et violence. Cela reste et demeure une panique morale qui cible à la fois la technologie et les jeunes, autrement dit les sous-cultures et contre-cultures sur lesquelles les jeunes s’appuient pour s’individuer et s’autonomiser (Boyd, 2016; Cordier, 2015; Lachance, 2011, 2012, 2013).
Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler qu’en 2019 lors des massacres d’El Paso et de Dayton, Donald Trump, comme tant d’autres avant lui, a incriminé les jeux vidéo :
“Nous devons stopper la glorification de la violence dans notre société, cela inclut ces jeux vidéo atroces et sinistres qui sont aujourd’hui partout. Il est trop facile aujourd’hui pour la jeunesse perturbée de s’entourer d’une culture qui célèbre la violence.”
Un autre exemple qui pourrait prêter à sourire s’il n’était pas rattaché à un épisode funeste, est celui de Brenton Tarrant, l’auteur de la tuerie de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui dans son manifeste a jugé nécessaire d’anticiper les liens qui allaient être faits entre son acte et ses loisirs vidéoludiques.
“Oui, Spyro The Dragon 3 m’a appris l’ethnonationalisme. Fortnite m’a entraîné à être un tueur et à faire le floss sur le cadavre de mes ennemis.
Non.”
En revanche, il a intitulé son manifeste le “Grand remplacement” en hommage à la thèse de l’écrivain d’extrême droite Renaud Camus.
Les réseaux sociaux
Concernant les réseaux sociaux, le président de la République a en partie raison, sauf que la moitié de son raisonnement est fallacieux, dans le sens où parler de “mimétisme de la violence” est une allusion au modèle de la seringue hypodermique, une théorie de la communication qui date des années 40, selon laquelle les médias de masse auraient un effet direct et puissant sur les individus en leur injectant des messages et des idées. Bien entendu, cette théorie est contestée et les effets des médias sont considérés comme plus complexes et dépendants de nombreux facteurs.
Cependant, il ne faut pas nier le rôle joué par les réseaux sociaux. On les retrouve à trois niveaux.
Organisation
Sur ce point, le président de la République a raison, les réseaux sociaux ou plutôt des messageries privées ont été utilisées à des fins d’organisation, de planification et de logistique. Ici deux choses sont intéressantes à relever. Tout d’abord, en 2010, lors du Printemps Arabe, Twitter et Facebook ont été décrits comme des outils d’émancipation. Autrement dit, selon le côté où l’on se place, ces outils peuvent être perçus comme émancipateurs ou aliénants.
Ensuite, le président parle de réseaux sociaux alors qu’il eut été préférable de parler de messageries privées. Dans ce registre, évoquer des outils comme Whatsapp ou Telegram aurait été contreproductif par rapport à l’agenda législatif, notamment par rapport à la loi sur la majorité numérique et l’enquête sénatoriale sur TikTok.
Indignation
Un autre point où les réseaux sociaux ont certainement joué un rôle est dans la circulation de l’indignation. Une étude de grande ampleur (Kramer et al., 2014) a montré que sur Facebook les états émotionnels peuvent être transférés à d’autres via une contagion émotionnelle, sans interaction directe entre les personnes et en l’absence totale d’indices non verbaux. D’ailleurs, Facebook a été vivement critiqué pour avoir, en 2016, favorisé la circulation d’affects négatifs en attribuant davantage de valeur à l’émoticône représentant la colère dans son algorithme de recommandation (Alloing & Pierre, 2017).
Cependant, il ne faudrait pas conclure trop vite à la seule responsabilité des plateformes. Si celles-ci, certes, favorisent, voire instrumentalisent la circulation des affects négatifs à des fins commerciales, elles ne les créent pas, tout au plus elles les relaient ou les amplifient. L’indignation conserve donc ses origines sociales et politiques. Des émeutes de 2005 à la crise des gilets jaunes, les violences policières sont documentées sur Internet et partagées sur les réseaux sociaux. Dans ce contexte parler de “mimétisme de la violence” et de “sortie du réel” est encore une fois fallacieux. Il serait certainement plus judicieux d’admettre qu’à force de répression des mouvements sociaux et d’inaction, est simplement arrivé ce qui devait, un jour ou l’autre, se produire…
Communication
Les réseaux sociaux sont impliqués à un troisième niveau qui se divise en deux moments.
Le premier moment a à voir avec l’indignation. En la faisant circuler, ils ont d’abord fait monter la pression, puis ont permis de diffuser et co-construire une véritable stratégie de saccage déterritorialisée. En fait, c’est là que le président se trompe, il ne s’agit pas de mimétisme car c’est un mécanisme trop réducteur. Au contraire, les réseaux sociaux ont permis d’agréger des actes isolés dans un ensemble qui dépasse chaque groupe pris séparément (provoquant au passage une certaine euphorie, jubilation et sensation de toute-puissance chez les participants). Alors que jusqu’ici les émeutes des banlieues étaient réservées aux gros centre urbains, cette fois ce sont des quartiers de taille moyenne et habituellement préservés qui se sont embrasés. En fait, les quartiers se sont inspirés les uns des autres, voire ils se sont challengés. Mais surtout, ils se sont harmonisés pour engendrer une panique générale grâce aux réseaux sociaux.
C’est là qu’arrive le deuxième moment, lorsque les spectateurs et les médias ont commencé à créer et partager des images et contenus, et aussi des analyses à chaud, pas forcément pertinentes, comme celle du président de la République. Autrement dit, les jeunes des quartiers populaires nous ont tendu un piège médiatique et nous avons plongé dedans !
Education aux médias et à l’information
On commence à entendre ici et là qu’il faudrait un plan massif d’éducation aux médias. Comme à chaque fois cette éducation est appelée à la rescousse. Sauf qu’on ne l’a jamais venue venir.
A voir comment des jeunes sont passés en quelques jours du statut de gamins des quartiers à celui de délinquants en bandes déterritorialisées, je ne pense pas qu’ils soient ignorants du fonctionnement des médias ou qu’ils aient un déficit de compétences numériques. Au contraire, je pense qu’ils ne les maîtrisent que trop bien, au moins de manière implicite, mais surtout sans verbaliser ni conscientiser (Bernard, 2021). Et c’est justement là que réside le problème !
Jusqu’à présent, l’éducation aux médias consiste à sensibiliser à l’aide d’ateliers thématiques déconnectés des pratiques des jeunes. Des associations nationales et autres institutions dédiées se partagent le monopole à grand renfort de campagnes de communication, de tutoriels, de séquences pédagogiques clés en main, de kits éducatifs prémâchés ou encore de numéros verts. Focalisées sur les risques et les dangers d’Internet, elles instillent une vision technicienne et anxiogène du numérique : protéger ses comptes, se méfier des autres, gare au cyber-harcèlement et à l’addiction, faire attention à ce que l’on publie, etc..
Avec leurs stratégies de prédation de l’attention et de captation de l’audience, elles ont promu et soutenu une vision centralisée du numérique digne des GAFAM. Hors d’elles point de salut ! Les acteurs des territoires se retrouvent invisibilisés, démunis et non formés. En somme, tout le paquet a été mis sur une sensibilisation des jeunes en leur apprenant à renoncer à leur liberté d’expression et leur participation à la vie publique.
Finalement, ces jeunes casseurs viennent nous asséner une cruelle leçon de culture numérique. Là où nous essayons de contrôler, sécuriser et légiférer, ils ont réussi à hacker le système en braconnant un véritable réseau décentralisé voire distribué (Cardon, 2019) de délinquance dématérialisée. Et si je suis persuadé qu’ils n’en ont jamais entendu parler, dans le jeu des affordances, ils remettent sur le tapis l’utopie des pionniers d’Internet, ceux qui voulaient modifier les organisations pour changer les consciences (Turner, 2012). Autrement dit, il serait temps d’abandonner les fantasmagories technologiques et s’intéresser davantage aux changements culturels induits par le numérique (Bernard, 2021).
En quête de sens
En discutant avec une éducatrice de prévention spécialisée qui a passé une bonne partie de sa nuit à essayer de raisonner les jeunes (sauf que sitôt renvoyés dans leurs pénates, ils accouraient à nouveau dans la rue), je lui ai fait remarquer que “le passage à l’acte est un échec de la mise en mots”. Cette phrase a fait sens chez elle puisqu’elle m’a répondu: “C’est vrai ! Ils ne semblent avoir aucune revendication”.
Pour être utile à ces jeunes, plutôt que de brocarder le numérique ou railler leurs parents, il faudrait les accompagner dans l’émergence de ces revendications. En 2020, la fédération des centres sociaux a essayé de le faire. Cela c’est soldé par un badbuzz, un lynchage public pour islamo-gauchisme et une inspection. Alors oui, les réseaux sociaux ont quelque chose à voir dans l’affaire. Par contre, il conviendrait de considérer qui souffle sur les braises, tandis que les gamins des quartiers appliquent la stratégie de la terre brûlée.
Bibliographie
Alloing, C., & Pierre, J. (2017). Le web affectif. Une économie numérique des émotions. INA Editions.
Bernard, V. (2021). Éduquer au numérique au-delà des risques. Nouvelle Revue de l’Enfance et de l’Adolescence, 5(2), 21‑32.
Boyd, Danah. (2016). C’est compliqué : Les vies numériques des adolescents. C & F éditions.
Cardon, D. (2019). Culture numérique. Presses de science Po.
Cordier, anne. (2015). Grandir connectés. C & F éditions.
Jamoulle, P. (2003). Business is business. Deviance et Sociéte, Vol. 27(3), 297‑311.
Kramer, A. D. I., Guillory, J. E., & Hancock, J. T. (2014). Experimental evidence of massive-scale emotional contagion through social networks. Proceedings of the National Academy of Sciences, 111(24), 8788‑8790.
Lachance, J. (2011). La temporalité : Un matériel d’autonomie ? Adolescence, 75(1), 161.
Lachance, J. (2012). L’adolescence hypermoderne. Le nouveau rapport au temps des jeunes. Presses de l’Université Laval.
Lachance, J. (2013). Usages sociaux de la caméra numérique chez les jeunes. Agora débats/jeunesses, 63(1), 37.
Turner, F. (2012). Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. C & F éditions.