Parler de Michel Foucault pour parler d’Internet ou parler d’Internet pour parler de nous?

par | 4 Juin 2024 | Carnet de notes | 0 commentaires

Lorsqu’on pense à la philosophie et à Internet, Bernard Stiegler et son concept de Pharmakon viennent souvent à l’esprit. Cette référence souligne que la technologie peut être à la fois un remède et un poison. C’est l’une des idées centrales de Stiegler, qui a largement influencé les représentations de la technologie et d’Internet. Cependant, ce n’est pas mon cas. Quand je réfléchis à cette question, d’autres références me viennent à l’esprit : Guy Debord et Michel Foucault, ainsi que quelques autres…

Guy Debord (1931–1994) était un écrivain, théoricien, cinéaste et membre fondateur de l’Internationale situationniste, un mouvement révolutionnaire d’avant-garde actif de 1957 à 1972 qui a influencé de nombreux mouvements sociaux et intellectuels, notamment Mai 68. Leur critique du spectacle et de la société de consommation continue d’inspirer les penseurs et les activistes contemporains.

Il faut mener à leur destruction extrême toutes les formes de pseudo communication pour parvenir un jour à une communication réelle directe.

La société du Spectacle

La Société du Spectacle de Guy Debord, publiée en 1967, est une œuvre théorique qui critique la société de consommation moderne en la décrivant comme une relation sociale médiatisée par des images, menant à l’aliénation et à la marchandisation des expériences humaines. Ce qui est intéressant chez Debord, c’est qu’il considère que le spectacle n’est pas simplement constitué d’images, mais de relations sociales médiatisées par elles. Contrairement au Pharmakon de Stiegler, qui cherche à articuler le bien et le mal à travers la technologie, Debord met l’accent sur les rapports sociaux. Autrement dit, il ne se concentre pas sur le média, mais sur les acteurs impliqués dans ces relations sociales médiatisées.

Le souci de soi

Michel Foucault (1926–1984) était un philosophe historien des idées, connu pour ses travaux sur la relation entre pouvoir, savoir et discours dans la société.

Dans son cours au Collège de France en 1982, Foucault oppose le « connais-toi toi-même » (gnôthi seauton) au « souci de soi » (epimeleia heautou) (2001). Selon Foucault, si le « connais-toi toi-même » est associé à l’époque cartésienne et à la morale chrétienne, le « souci de soi » remonte à l’Antiquité grecque et se manifeste notamment à travers Socrate, qui exhortait les Athéniens à s’occuper de leur vertu plutôt que de leur richesse et de leur réputation. À l’époque moderne, le « connais-toi toi-même » a structuré la pensée philosophique en réduisant l’accès à la vérité à la seule connaissance, tandis que le souci de soi incite, au contraire, le sujet à « trouver sa juste place et à trouver aux autres leur juste place » (Gros, 2002).

De plus, le « souci de soi » ne s’acquiert pas par l’introspection, mais par diverses techniques de soi, c’est-à-dire « des actions que l’on exerce sur soi-même, actions par lesquelles on se prend en charge, on se modifie, on se purifie et on se transforme » (Foucault, 2001).

Certes, ni Socrate ni Foucault n’ont connu les réseaux sociaux. Cependant, bien que les utilisateurs de ces réseaux consacrent beaucoup de temps et d’énergie à soigner leur réputation et leur image — ce qui aurait certainement valu des remontrances socratiques –, la construction de soi par l’action et en lien avec les autres rappelle étrangement les changements induits par le numérique dans la construction identitaire. Loin de moi l’idée d’affirmer que les réseaux sociaux ont transformé la pensée au point de rendre le cartésien « connais-toi toi-même » obsolète. Toutefois, certains considèrent que si le numérique participe à la construction de soi, ce n’est pas par la recherche de son « moi profond », mais par l’exploration des multiples facettes de la personnalité (Tisseron, 2003).

En fin de compte, on peut postuler que les réseaux sociaux contribuent à la réhabilitation du « souci de soi ». Cela se manifeste notamment par les communautés d’intérêt, les communs numériques et les activités militantes en ligne. Après tout à la base de l’utopie d’Internet, il y avait l’idée de modifier les formes d’organisation pour transformer les consciences (Turner, 2012). Sur ce point, ni Socrate ni Foucault n’auraient été fondamentalement en désaccord.

La parole vraie et le troll

La notion de « parole vraie » ou parrêsia est un concept central dans le dernier cours de Michel Foucault au Collège de France (2009a). La parrêsia, terme grec signifiant “franc-parler” ou “parler vrai”, désigne le fait de dire la vérité de manière ouverte, sans détour ni artifice. Cette parole vraie est une pratique courageuse et éthique de la vérité, impliquant des risques personnels et une confrontation avec le pouvoir. Elle est à la fois une critique sociale et une forme d’ascèse, un moyen de vivre en accord avec la vérité dans un contexte souvent hostile. Foucault analyse comment la parrêsia est pratiquée par les philosophes grecs, tels que Socrate et Diogène. Ces figures utilisent la parrêsia comme un outil de critique sociale et politique, confrontant leurs interlocuteurs aux vérités qu’ils préfèrent ignorer.

Les lanceurs d’alerte

La notion de « parole vraie » évoque inévitablement les lanceurs d’alerte, deux figures importantes de l’histoire d’Internet étant Julian Assange et Edward Snowden. Julian Assange, fondateur de WikiLeaks, s’est rendu célèbre en 2010 pour les révélations sur la guerre en Irak et en Afghanistan, mais depuis, il est en proie à des problèmes politico-judiciaires, actuellement incarcéré au Royaume-Uni avec une demande d’extradition des États-Unis pour « espionnage ». Edward Snowden, informaticien américano-russe et ancien employé de la CIA et de la NSA, a secoué le monde en 2013 en dévoilant des programmes de surveillance de masse, déclenchant un débat international sur la vie privée et la sécurité nationale. Exilé en Russie, il a divulgué 1,7 million de documents, révélant des pratiques de surveillance illégales, conduisant à des réformes législatives aux États-Unis, bien qu’il ait depuis critiqué ces réformes. Selon lui : “on a changé les lois pour légitimer la surveillance”.

Le Troll

Le troll sur Internet est souvent vu comme celui qui cherche à semer la discorde en publiant des messages provocateurs. Toutefois, selon le sociologue Antonio Cassilli, cette vision est trop simpliste. Pour lui, le troll représente un phénomène social, où les acteurs et les ressources s’entremêlent pour définir les normes au sein d’une communauté en ligne. En exposant les failles et l’hypocrisie du système, le troll met en lumière les lacunes tout en renforçant, d’une manière paradoxale, l’ordre social établi. Cette dualité est comparable au trickster des traditions religieuses, une figure mythologique qui perturbe l’ordre pour révéler les limites de la société. Ainsi, le troll peut être interprété comme un “trollétariat”, représentant les individus marginalisés qui trouvent une voix en ligne pour exprimer leur mécontentement et perturber l’équilibre établi. Cette perspective permet de considérer le troll comme faisant partie intégrante des mouvements de contestation, témoignant de sa capacité à remettre en question les structures sociales dominantes.

Socrate, le penseur qui remettait en question les normes sociales de son époque par le biais de dialogues provocateurs, incitant ainsi à la réflexion critique et à la remise en question des conventions présente des similitudes avec un lanceur d’alerte. De son côté, Diogène avec son comportement provocateur et son mépris affiché des conventions sociales, partage certains traits avec le troll sur Internet qui utilise des méthodes radicales pour susciter des réactions et mettre en lumière les hypocrisies de la société.

Hétérotopies, TAZ et terrorisme poétique

Foucault élabore le concept d’hétérotopies (2009b) comme des espaces réels ou imaginaires — jardins, cimetières, prisons, théâtres, fêtes foraines, colonies de vacances, bibliothèques, etc. — où les normes sociales sont suspendues ou inversées, permettant une remise en question des structures de pouvoir établies. Hakim Bey, alias Peter Lamborn Wilson, explore les idées de TAZ (Temporary Autonomous Zones), d’utopies pirates et de terrorisme poétique. Les TAZ représentent des espaces temporaires où les individus vivent en marge des contraintes sociales (comme les ZAD, les rave parties, etc.), tandis que les utopies pirates incarnent des communautés basées sur la démocratie directe et la liberté individuelle. Le terrorisme poétique, autre concept de Bey, utilise des actes artistiques subversifs pour perturber l’ordre établi, visant à éveiller les consciences et à remettre en question les structures de pouvoir.

Dans ce registre, Internet permet la création “d’enclaves libres”. Bey a largement utilisé Internet pour diffuser ses idées, créant et supprimant ses sites une fois identifiés, pour les faire réapparaître ailleurs. Ces enclaves peuvent prendre la forme d’un site, d’un blog, d’une communauté en ligne, d’un simple commentaire ou même d’un mème. Ayant moi-même fais mes classes du Web avec les idées d’Hakim Bey, je peux attester que cela ressemble fortement à du trolling politique.

Le sémiologue François Jost explore les implications politiques des mèmes (2022) et de la méchanceté en ligne (2018). Il considère les mèmes comme un nouveau langage politique, offrant un commentaire sur l’actualité et permettant de s’insérer dans le débat public. Concernant la méchanceté en ligne, Jost analyse l’évolution des médias et constate l’augmentation des attaques symboliques, telles que la destruction de la crédibilité des experts et la dévaluation des politiques. Il souligne que si les réseaux sociaux ont démocratisé cette méchanceté en exposant la vie privée et le passé des individus au public, les mèmes et la méchanceté en ligne jouent un rôle politique crucial, influençant le discours public et les débats, avec des conséquences notables sur les individus et la société.

Le panoptique

En 1971, Michel Foucault a co-fondé le Groupe d’Information sur les Prisons (GIP) dans le but de sensibiliser à la réalité carcérale et de mobiliser intellectuels, médecins, magistrats et assistantes sociales. Le GIP visait à donner une voix aux détenus. Confronté à une répression intense des mouvements de gauche, tels que la Gauche prolétarienne, le GIP a mené des enquêtes dans les prisons, établi des liens internationaux avec des groupes comme Lotta Continua en Italie et les Black Panthers aux États-Unis, et a publié ses conclusions dans des fascicules intitulés “Intolérable”.

Cette initiative a inspiré le livre de Michel Foucault, “Surveiller et punir” (1993), dans lequel il analyse l’évolution des méthodes de punition, passant des châtiments corporels à des formes plus subtiles de contrôle social. Il y introduit le concept du panoptique, une structure de surveillance conceptualisée par Jeremy Bentham, qui permet à un surveillant de voir tous les détenus sans être vu, créant ainsi un sentiment constant de surveillance et d’auto-discipline.

Foucault utilise cette métaphore pour illustrer comment les sociétés modernes exercent le pouvoir à travers une surveillance diffuse dans les institutions telles que les prisons, les écoles et les hôpitaux. Cette forme de contrôle, plus efficace et insidieuse, façonne le comportement des individus de l’intérieur. Ainsi, le panoptique symbolise la transition vers des formes de contrôle social omniprésentes dans les sociétés contemporaines.

Shoshana Zuboff (2020) aborde également la question de la surveillance en décrivant comment les entreprises technologiques exploitent nos données personnelles à des fins lucratives. Ces entreprises collectent, analysent et utilisent nos données pour influencer nos choix et cibler des publicités personnalisées, posant ainsi des menaces à la vie privée et à la démocratie en créant une asymétrie de pouvoir.

Parallèlement, Christophe Masutti (2020), historien des sciences et techniques et co-administrateur de Framasoft, explore l’histoire de la surveillance à travers l’évolution de l’informatique et des bases de données, ainsi que leur utilisation par les entreprises et les États. Il souligne que la méfiance envers la collecte et l’utilisation des données remonte aux débuts de l’informatique et est souvent associée à une vision dystopique, parfois empruntée à la science-fiction. Pour Masutti, la surveillance est un outil organisationnel pour contrôler l’information, faisant du capitalisme de surveillance un système global centré sur la communication, établissant ainsi une “culture de la surveillance”.

De son côté, Félix Tréguer (2023), chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et membre de La Quadrature du Net, examine l’évolution de l’encadrement de la liberté d’expression à travers les avancées technologiques. Bien que l’idée centrale de son ouvrage reste la notion de raison d’État, son chapitre sur l’Internet militant offre une réflexion intéressante sur la manière dont le militantisme est dévoyé par la communication. Récemment, dans Le Monde Diplomatique, il relate comment dans les années 1960, la surveillance de la Nouvelle Gauche aux États-Unis a été vivement contestée. Des actions de protestation ont eu lieu, et des révélations ont conduit à une remise en cause de la confiance dans les agences de renseignement.

Ces travaux, tout comme ceux de Michel Foucault, soulignent l’importance de la culture numérique dans la compréhension des enjeux contemporains liés à l’usage et à la régulation d’Internet. Ils mettent en lumière le fait que, bien que récentes, les problématiques soulevées par Internet ne sont pas nouvelles et restent fondamentalement des questions de pouvoir et de contestation.

Bibliographie

Foucault, M. (1993). Surveiller et punir. Gallimard.

Foucault, M. (2001). L’hernémeutique du sujet. Cours au collège de France. 1981–1982. Seuil.

Foucault, M. (2009a). Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. 1984. Gallimard

Foucault, M (2009b). Le Corps utopique, Les Hétérotopies. Nouvelles éditions lignes.

Gros, F. (2002). Sujet moral et soi éthique chez Foucault. Archives de Philosophie, 65(2), 229.

François, J. (2018). La méchanceté en actes à l’ère numérique. CNRS Éditions.

François J. (2022), Est-ce que tu mèmes ? De la parodie à la pandémie numérique. CNRS Éditions.

Masutti, C. (2020). Affaires privées. Aux sources du capitalisme de surveillance. C & F éditions.

Tisseron, S. (2003b). Le désir « d’extimité » mis à nu. Le Divan Familial, 11(2), 53.

Tréguer, F. (2023). Contre histoire d’Internet. Du XVè siècle à nos jours. Agone éditions.

Turner, F. (2012). Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. C & F éditions.

Zuboff, S. (2020). L’Âge du capitalisme de surveillance. Zulma.

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