Quand on cherche on trouve. Sauf quand on cherche sans rien trouver

par | 9 Juin 2023 | Carnet de notes | 0 commentaires

Quand ça veut pas, ça veut pas ! Après Tristan Harris et son déclassement de l’humain et la guerre que les nouvelles technologies livrent contre nos enfants de Richard Freed, ce billet s’intéresse aux révélations de Frances Haugen dans le cadre des Facebook files. Comme nous allons le voir ces révélations sur la santé mentale des adolescents ne sont pas plus fondées que les deux précédentes, et surtout elles ouvrent sur une question plus large que la manière d’aborder (mal) l’impact des technologies sur la santé mentale dans des supports éducatifs (médiocres).

Les Facebook files

Parmi les “Facebook Files”, les documents internes de Facebook divulgués en 2021 par la lanceuse d’alerte Frances Haugen, il y avait des révélations concernant la santé mentale. Facebook serait au courant de certains effets négatifs d’Instagram sur la santé mentale et le bien-être des jeunes utilisateurs, tout particulièrement les adolescentes.

Selon l’étude interne Instagram, filiale de Facebook (devenu depuis Meta), pourrait avoir des conséquences négatives sur l’image corporelle et la santé mentale des jeunes utilisateurs. Ainsi, Instagram pourrait aggraver les problèmes d’image de soi, de sommeil ou les troubles de l’alimentation chez une partie des adolescents, et plus particulièrement les adolescentes. L’accent mis par l’application sur la beauté et l’embellissement pour donner la meilleure image possible de soi et de sa vie serait plus fort sur Instagram que sur d’autres applications populaires auprès des adolescents.

Cependant, les informations initiales publiées par le Wall Street Journal ne donnent pas de renseignements sur l’étude, notamment sa méthodologie. Etant donné les informations à notre disposition, il semblerait que la fameuse étude soit basées sur des réponses déclaratives à un questionnaire, ce qui correspond à un faible niveau de preuve.

Insoutenable légèreté

Ce genre d’affirmation abusive au sujet de l’impact des nouvelles technologies est monnaie courante. Deux exemples sont particulièrement célèbres.

Les dessins d’enfant

Dans son livre “TV lobotomie” de 2013, Michel Desmurget dénonce les effets de la télévision sur le développement des enfants. Un dessin est particulièrement alarmant : ceux qui regardent trop la télé produisent des dessins bien moins détaillés et minutieux. Pour le neuroscientifique, il n’y a plus de doute : la télévision est un fléau pour tous, plus encore pour les enfants dont le cerveau est en développement. Or, si ce dessin provient effectivement d’une étude (de faible qualité), il est complètement décontextualisé. Cette histoire a été débunkée a maintes reprises (ici, ici et ici), ce qui n’empêche pas la légende urbaine de circuler.

Capture d'écran du site l'école des réseaux sociaux

Le goldfish span

D’après une étude de Microsoft de 2015, la durée d’attention moyenne pour un poisson rouge serait de neuf secondes. Selon cette même étude, les internautes perdaient généralement leur concentration après huit secondes, mettant ainsi en évidence les effets d’un mode de vie de plus en plus numérisé sur le cerveau. Or, il s’avère que cette affirmation infondée est un neuromythe qui circule depuis des années. Cependant cela n’empêche pas le journaliste Bruno Patino d’en faire un élément central de sa “Civilisation du poisson rouge”, bien que de telles simplifications peuvent avoir des conséquences indésirables sur la représentation du numérique, et par extension le monde dans lequel on vit.

Les anti-écrans

Certains professionnels, bien souvent militants anti-numérique, se sont bâtis une notoriété à base de raccourcis, d’exagérations et de jugements à l’emporte pièce.

La recherche gate

Leur manque de rigueur est pourtant évident. Par exemple, le Haut Conseil de la Santé Publique est beaucoup plus nuancé dans dans ses deux avis (ici et là). Dans le premier, il pointe même l’absence de consensus scientifique sur bon nombre de sujets.

Capture d'écran de PIX

Il y a de toute évidence un décalage entre les représentations négatives qui circulent dans les médias et l’opinion publique et les conclusions de la recherche scientifique. Petite illustration en 3 points à partir des effets des réseaux sociaux sur la santé mentale des adolescents :

Le bien-être

Selon une étude publiée en 2019 par Amy Orben et Andrew K. Przybylski dans la revue Nature Human Behaviour, l’association entre l’utilisation de la technologie numérique et le bien-être des adolescents est faible. Elles expliquerait au maximum 0,4% de la variation du bien-être. Selon les deux chercheurs, les effets sont donc jugés trop faibles pour justifier un changement de politique.

En 2020, dans une autre étude, Amy Orben a examiné les revues systématiques, les méta-analyses et les études clés pour fournir des informations sur l’état actuel de la recherche reliant l’utilisation de la technologie numérique et des médias sociaux au bien-être. Son article montre que la plupart des recherches corrélationnelles sur le sujet sont de mauvaise qualité ; et que l’association entre l’utilisation de la technologie numérique et le bien-être est négative mais très faible.

Le temps d’écran

Dans une étude de 2017, publiée par Andrew K. Przybylski et Netta Weinstein, les auteurs suggèrent qu’il existe un niveau d’utilisation des technologies numériques qui peut être bénéfique pour le bien-être des adolescents. Ainsi, aussi bien l’utilisation intensive que la faible utilisation seraient problématiques. Aussi, plutôt que de simplement limiter le temps d’écran, il est préférable de considérer la manière dont les technologies sont utilisées et la manière dont elles s’intègrent dans la vie quotidienne des adolescents.

L’image corporelle

En ce qui concerne l’image corporelle les médias sociaux peuvent avoir des influences variées. La comparaison avec les autres, l’engagement avec des pairs attrayants et l’édition des photographies peuvent contribuer à l’insatisfaction corporelle, tandis que les messages positifs et neutres ainsi que les contenus “body positive” peuvent avoir des effets bénéfiques. La recherche dans ce domaine est en constante évolution et nécessite une prise en compte des facteurs individuels et contextuels pour une compréhension approfondie des influences.

Mais alors ? Pourquoi ce décalage ?

Quelques éléments d’explication :

Risque et préjudice

Dans le livre “Harm and Offence in Media Content” qui présente une analyse complète des avantages et des dangers posés par les technologies établies et émergentes, Sonia Livingstone et ses comparses (2009) concluent que le risque ne fait pas le préjudice. Autrement dit, ils pointent une inquiétude démesurée au sujet des nouvelles technologies.

Résistance aux écrans

Pour la sociologue Claire Balleys (2021) nous avons intégré une norme sociale qui veut qu’il faut être “résistant aux écrans”. Selon elle, la manière dont se parlent les usages numériques permet autant la légitimation (de soi) que le dénigrement (des autres).

Panique morale

Pour Anne Cordier, enseignante-chercheuse en sciences de l’information et de la communication, les discours alarmistes sur l’impact du numérique relèvent majoritairement de ce que l’on appelle des “paniques morales” (ici et ). La chercheuse souligne que ces paniques morales sur “les écrans” nous en disent davantage sur les peurs et les fantasmes des adultes que sur les pratiques enfantines et adolescentes.

Adophobie

Idem pour le socio-anthropologue Jocelyn Lachance (2016) qui dans son livre “Adophobie” analyse la réaction des adultes confrontés à des images mettant en scène la violence et la sexualité des adolescents. Portés par les émotions plutôt que par la rationalité, impressionnés par les images plutôt que par les recherches et déroutés par ce qui est rendu visible sur nos écrans, les parents, les professionnels et les spécialistes tombent dans le piège de l’adophobie et expriment autant leur peur pour les ados que leur peur des ados.

Le cycle de Sisyphe

De son côte, Amy Orben (2020) examine les raisons qui conduisent au “cycle de Sisyphe des paniques technologiques”. Selon elle, les chercheurs sont encouragés à passer du temps à étudier chaque nouvelle technologie et leur impact pour rassurer une population inquiète. Cependant, ces chercheurs ne peuvent pas s’appuyer sur ce qui a été appris des technologies passées. Ainsi, la recherche doit redémarrer pour chaque nouvelle technologie, ce qui ralentit les interventions politiques nécessaires à la régulation. La commission d’enquête sénatoriale sur TikTok illustre parfaitement ce phénomène.

Journalisme scientifique

Dans une chronique qui s’intitule “Comprendre les paniques morales autour des technologies numériques”, Séverine Erhel enseignante-chercheuse en psychologie abonde dans ce sens. Elle compare le cycle des paniques morales sur les technologies du numérique à celui des flippers. Et ajoute que les journalistes scientifiques peuvent jouer un rôle clé pour enrayer ces paniques morales en proposant un traitement mesuré des travaux académiques.

“Le réel c’est quand on se cogne” (Lacan)

Dans l’ouvrage collectif “Les enfants et les écrans”. Mythes et réalités” (2023) dirigé par Anne Cordier et Séverine Erhel, 17 chercheurs convoquent leur champs d’expertises (psychologie, neurosciences, sociologie, sciences de l’information et de la communication) pour déconstruire point par point les idées reçues sur les écrans. Au-delà de l’aide précieuse qu’apporte le contenu pour comprendre l’état de l’art en la matière, l’ouvrage de par son choix éditorial est intéressant. En effet, il renvoie à l’aphorisme “the medium is the message” (le média est le message) de Marshall McLuhan. Autrement dit, dans ce cas précis, il n’y a que la pluralité qui puisse qualifier ce réel complexe qu’est le numérique. Il n’y a que la polyphonie qui permette de décrire les changements qu’il induit. Tous les discours monolithiques, voire monomaniaques, s’ils sont effrayants ont pour fonction de rassurer. Cependant cette réassurance à un prix, celui d’une simplification excessive de la réalité (à l’œuvre dans toute pensée complotiste). La rhétorique “Les écrans sont dangereux alors enlevons les écrans” débouche sur un imaginaire conservateur rassurant. La rengaine “c’était mieux avant” (non) alors rebootons le système et revenons à la version antérieure” si elle permet de réduire la dissonance cognitive permet également une prise politique et offre une prise aux politiques : légiférer, réguler, proscrire, interdire, prévenir, prohiber, etc.

En fait, les discours anti-écrans proposent “une solution unique qui vaudrait pour tous”. Solution unique qui rassure et permet de rationaliser les usages numériques comme les coûts. L’avertissement dans le carnet de grossesse comme les recommandations du type “Pas d’écran le matin ; pas d’écran à table ; pas d’écran pendant les repas ; pas avant le coucher” si elles sont faciles à mettre en œuvre et peu coûteuses, ne permettent pas d’appréhender le monde complexe qui s’est installé. Si les dangers et les risques sont toujours à venir, le numérique s’est d’ores et déjà déployé. Il n’est pas pour demain, il n’est pas à venir et nous ne vivons pas dans un roman d’anticipation. Au final, se focaliser autant sur les enfants et les adolescents qui symbolisent l’avenir ne serait qu’un subterfuge pour nier un présent compliqué.

Bibliographie

Balleys, C. (2021). Légitimité parentale et idéal de résistance aux écrans. Les principes à l’épreuve des pratiques. Réseaux, 230(6), 217‑248.

Cordier A., Erhel S. (Dir.) (2023). Les enfants et les écrans. Mythes et réalité. Retz.

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Fardouly, J., Slater, A., Parnell, J., & Diedrichs, P. C. (2023). Can following body positive or appearance neutral Facebook pages improve young women’s body image and mood? Testing novel social media micro-interventions. Body Image, 44, 136‑147.

Harriger, J. A., Thompson, J. K., & Tiggemann, M. (2023). TikTok, TikTok, the time is now : Future directions in social media and body image. Body Image, 44, 222‑226.

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Lachance J. (2016). Adophobie. Le piège des images. PUM.

Livingstone, S. & al.(2009). Harm and Offence in Media Content. A review of evidence. University of Chicago Press.

McGovern, O., Collins, R., & Dunne, S. (2022). The associations between photo-editing and body concerns among females : A systematic review. Body Image, 43, 504‑517.

Orben, A. (2020). Teenagers, screens and social media : A narrative review of reviews and key studies. Social Psychiatry and Psychiatric Epidemiology, 55(4), 407‑414.

Orben, A. (2020). The Sisyphean Cycle of Technology Panics. Perspectives on Psychological Science, 15(5), 1143‑1157.

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Przybylski, A. K., & Weinstein, N. (2017). A Large-Scale Test of the Goldilocks Hypothesis : Quantifying the Relations Between Digital-Screen Use and the Mental Well-Being of Adolescents. Psychological Science, 28(2), 204‑215.

Tiggemann, M. (2022). Digital modification and body image on social media : Disclaimer labels, captions, hashtags, and comments. Body Image, 41, 172‑180.

Vandenbosch, L., Fardouly, J., & Tiggemann, M. (2022). Social media and body image : Recent trends and future directions. Current Opinion in Psychology, 45, 101289.

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