Éducation populaire et éducation aux médias : ce que nous pourrions faire (si on se lâchait un peu)

par | 31 Mai 2025 | Carnet de notes | 0 commentaires

À l’invitation de LE&C Grand Sud, j’ai participé à une table ronde du séminaire LE&C Innovation consacrée à l’usage du numérique et à l’éducation aux médias auprès des jeunes et des familles.
L’occasion d’aborder une question qui me tient à cœur : comment l’éducation populaire peut accompagner les pratiques numériques sans se perdre dans la moralisation ni l’expertise technique ?

Comme souvent dans ce type d’échange, le temps est court, les idées fusent, et l’on oublie parfois l’essentiel.
J’ai donc décidé de consigner ici le contenu intégral de ce que je voudrais dire : pour prolonger la discussion, partager des pistes, et surtout valoriser une approche critique, documentée et ancrée dans la pratique de terrain.

D’où je parle

Je travaille depuis une quinzaine d’années dans le champ de l’éducation aux médias et de la médiation numérique. J’ai rencontré l’éducation populaire en 2007, dans des ateliers d’écriture et de création scénique avec des jeunes. En 2012, j’ai co-créé avec le média de quartier Bornybuzz une websérie, L’Abribus, écrite et interprétée par des adolescents. C’était le début de l’engouement pour YouTube ; les jeunes voulaient « faire leur chaîne ». Nous voulions leur transmettre à la fois des compétences techniques et une conscience du propos. En 2015, après les attentats, j’ai conçu des projets et des ateliers sur les théories du complot, la radicalisation et la critique des sources. En 2017, j’ai été sollicité sur la parentalité numérique et les fantasmes autour des « méchants écrans qui mangent le cerveau des enfants ».

Depuis, j’interviens auprès de jeunes, de parents et de professionnels, dans des formats variés. Mon approche est ancrée dans la réalité des usages, nourrie par la création et l’expérimentation, à distance des modèles moralisants et technosolutionnistes.

Sortir d’une approche centrée sur le média

En matière d’éducation au numérique, la réaction spontanée reste celle de la sensibilisation : harcèlement, fake news, dépendance. On aborde le numérique par la menace, souvent déconnectée des pratiques réelles des jeunes. Cette approche centrée sur le média a ses limites : elle méconnaît les contextes, les intentions, les cultures d’usage. Elle renforce le sentiment d’illégitimité des professionnels et infantilise les adolescents.

Il est temps de décaler la focale : interroger les usages, pas seulement les outils. Parler des représentations, pas seulement des risques. Et accompagner des parcours d’expression, pas seulement des consignes de prudence.

Deux temps de l’adolescence : deux rapports au numérique

On peut schématiser deux grandes phases dans le rapport adolescent au numérique :

La construction de soi dans le regard du groupe (souvent au collège) :

  • Publier pour exister, être validé, ne pas être exclu.
  • Peur du jugement, conformisme, moqueries.
  • Le numérique devient un miroir cruel, où l’on surveille et est surveillé.

L’affirmation de soi et de ses idées (plutôt au lycée) :

  • Prise de position, engagement, désirs de visibilité.
  • Risques d’exposition, de rejet, de cyberviolence.
  • Le numérique devient un outil de contestation, parfois maladroit.

Il ne s’agit pas de corriger ou de censurer ces prises de parole, mais de les accompagner, de les outiller, de les mettre en dialogue.

De la création à la publication : penser la chaîne complète

Dans beaucoup de projets, on s’arrête à la création de contenu. On ne prépare pas les jeunes à la publication : comment diffuser ? pour qui ? que faire en cas de commentaires négatifs ?

Publier n’est pas un geste anodin : c’est s’exposer, mais c’est aussi exposer les autres. Cela engage les jeunes, mais aussi les professionnels qui les accompagnent. On est à la croisée entre éducatif et communication, entre liberté d’expression et responsabilité. Il faut assumer cette tension, à la fois comme posture éthique et comme levier pédagogique.

Distinguer création et publication, c’est aussi permettre le droit à l’erreur. Tout n’a pas à être montré. L’atelier est un espace d’expérimentation, pas un concours de likes.

Illustration colorée de style cartoon représentant deux scènes numériques : à gauche, un adolescent crée du contenu sur un ordinateur portable dans une ambiance calme et créative ; à droite, le même adolescent s’apprête à cliquer sur “publier”, confronté à un environnement plus exposé et public, avec des notifications, des regards extérieurs et des icônes de partage. L’image illustre la différence entre création et publication dans les pratiques numériques.

Qui gère les outils numériques des structures ?

Beaucoup de structures jeunesse ont une page Facebook ou un compte Instagram. Mais ces outils sont rarement cogérés avec les jeunes. C’est une occasion manquée. Gérer une page, c’est apprendre à publier, à modérer, à planifier.

Penser le numérique à tous les étages du projet

Il est essentiel de penser le numérique dès la conception des projets, et pas uniquement au moment où l’on ouvre un compte Instagram ou qu’on achète une imprimante 3D.
Cela implique de l’intégrer de manière cohérente à chaque niveau de pilotage d’une structure :

  • Dans le projet d’orientation (Conseil d’Administration) :
    C’est ici que s’énoncent les valeurs, les grandes lignes politiques, les priorités.
    ➤ Quelle place donne-t-on au numérique dans notre mission ? Est-ce un outil parmi d’autres, un levier d’émancipation, un risque à maîtriser, un champ d’expérimentation ?

  • Dans le projet éducatif (Direction / coordination) :
    C’est ici que se déclinent les intentions en axes de travail.
    ➤ Quels objectifs éducatifs vise-t-on avec les outils numériques ? Est-ce qu’on valorise la créativité, l’esprit critique, la coopération ? Est-ce qu’on veut expérimenter de nouvelles modalités de participation ?

  • Dans le projet pédagogique (Animation / terrain) :
    C’est ici que les intentions se traduisent en actions concrètes.
    ➤ Est-ce que les activités numériques sont pensées avec les jeunes ? Est-ce qu’on travaille sur les usages réels, les représentations, les conflits ? Est-ce qu’on laisse la place à la critique, au détournement, au bidouillage ?

En résumé

Ne pas penser le numérique dès le départ, c’est risquer :

  • de bricoler dans l’urgence,

  • de calquer des modèles extérieurs (souvent commerciaux),

  • et de se retrouver en contradiction entre les discours et les pratiques.

À l’inverse, l’intégrer à chaque étage, c’est donner de la cohérence à l’action, du sens aux outils, et de l’autonomie aux acteurs.

Cela évite le célèbre « faites ce que je dis, pas ce que je fais », et aligne les valeurs affichées avec les pratiques effectives.

Illustration numérique en coupe verticale d’un bâtiment symbolisant la structuration d’un projet éducatif autour du numérique. Au sous-sol, un conseil d’administration débat des grandes orientations ; au rez-de-chaussée, une direction conçoit le projet éducatif avec des documents affichés ; à l’étage, un animateur anime un atelier avec des jeunes, entre écrans, post-it et manettes de jeu. L’image illustre la cohérence à construire entre pilotage stratégique, encadrement éducatif et actions de terrain.

Faut-il encore être sur les GAFAM ?

La question se pose. Par souci d’exemplarité, certaines structures se demandent s’il est encore pertinent d’être présentes sur des plateformes aux modèles économiques douteux.

Je n’ai pas de réponse unique. Mais je pense qu’il faut accompagner les jeunes là où ils sont — tout en les aidant à comprendre ce que cela implique : visibilité, traçabilité, capitalisation des données. Une présence critique plutôt qu’une absence fière.

Les animateurs et la crise de légitimité

Quand je demande à des animateurs s’ils font de l’éducation aux médias, ils me répondent souvent non. Mais si je leur demande qui parle de numérique avec les jeunes, tout le monde dit oui.

Il y a une crise de légitimité. Le numérique est vu comme technique, donc réservé aux experts. On s’interdit d’en parler, alors qu’on y est déjà. On survalorise la prévention, on oublie la valorisation.

Dire à un jeune qu’une vidéo virale sur TikTok est stupide, c’est une manière de poser un cadre, de discuter de la norme. Les jeunes ont besoin d’adultes qui parlent, même s’ils ne les écoutent pas forcément. C’est même une caractéristique de l’adolescence.

Le numérique n’est pas l’ennemi

Le numérique est souvent perçu comme un concurrent : un jeune devant un jeu vidéo est un jeune qui n’est pas à l’accueil. Les GAFAM sont vues comme les armes du capitalisme. Mais l’enjeu n’est pas de protéger les jeunes du monde : c’est de les y préparer.

Les jeux vidéo, par exemple, sont souvent caricaturaux, mais ils sont des ressources riches pour comprendre les représentations. Pourtant, ils sont les grands oubliés de l’éducation aux médias.

Il est temps d’ouvrir le champ, de parler vrai, et d’accepter que l’éducation au numérique n’est pas une question de technique, mais de culture, de posture, et de courage.

Illustration numérique en style plat représentant une frise chronologique fragmentée autour de l’histoire du numérique.<br />
Sur la gauche, deux figures : Ada Lovelace et Aaron Swartz, symboles des origines critiques et utopiques du numérique.<br />
Sur la droite, un smartphone et l’icône d’Instagram, représentant les usages contemporains centrés sur l’image et les plateformes.<br />
Entre les deux, une zone vide marquée par un panneau “Zone blanche” et un point d’interrogation, suggérant un manque de transmission historique et une perte de repères.<br />
L’image souligne l’absence de culture numérique dans les parcours éducatifs actuels.</p>
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Et si on osait parler de culture numérique ?

Il ne viendrait à personne l’idée d’enseigner la démocratie sans passer par l’Ancien Régime. Alors pourquoi accepte-t-on de former des citoyens numériques sans jamais parler des origines du réseau, des utopies fondatrices, des bifurcations historiques ?

Tout se joue aujourd’hui dans l’ici et maintenant des interfaces, des stories et des lives. Mais pour savoir où l’on va, encore faut-il savoir d’où l’on vient.

Le numérique, ce n’est pas que des outils : c’est une culture. Et cette culture est presque toujours absente des formations, des ateliers, des politiques publiques.

C’est regrettable, parce que cela nous prive :

  • de récits alternatifs à ceux des GAFAM,
  • de figures inspirantes comme Ada Lovelace ou Aaron Swartz,
  • et d’un imaginaire à réactiver, à transmettre, à faire vibrer.

Nous avons besoin d’une mémoire pour résister. Et d’une culture pour imaginer autrement.

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