La numérisation des services publics, incluant la dématérialisation administrative, le contrôle algorithmique des aides sociales et le profilage des chômeurs, résulte de choix politiques axés sur une gestion comptable de l’action publique et la restriction d’accès aux droits. Cette approche dégrade la qualité du service public pour les usagers et les travailleurs sociaux. En réponse, des syndicats, des collectifs, des associations et des chercheurs se mobilisent pour documenter et contester ces tendances. Le Mouton Numérique, en partenariat avec La Quadrature du Net et le centre social Le Picoulet, organise un cycle de 5 rencontres pour analyser l’impact de ces technologies et leur rôle dans les politiques publiques, afin de nourrir le débat public et soutenir les mobilisations contre leur adoption perçue comme inévitable.
Dématérialisation et non-recours
Le 25 octobre 2022, le Mouton Numérique a organisé une rencontre au Centre Picoulet à Paris sur la dématérialisation de l’action publique. Anne-Charlotte Oriol a expliqué que cette numérisation, souvent justifiée par la modernisation et la simplification, entraîne des conséquences négatives, notamment dans l’action sociale. La sociologue Clara Deville a détaillé les impacts du non-recours aux droits et de la dématérialisation, notamment sur l’accès au RSA. Elle a souligné que cette approche individualise et dépolitise les problèmes, rendant l’accès aux droits plus difficile pour les populations vulnérables. Gabriel Amieux a ajouté que la dématérialisation complique l’accès aux droits des étrangers, avec des procédures administratives lourdes et des délais de traitement excessifs. La rencontre a mis en lumière comment ces changements technologiques, loin de simplifier les démarches, créent de nouvelles barrières pour les usagers et renforcent les inégalités.
Ce que la dématérialisation fait au travail social
Lors de la rencontre du 24 novembre au Centre Picoulet, Yaël Benayoun du Mouton Numérique a critiqué la dématérialisation des services publics, soulignant qu’elle n’a pas simplifié les relations avec l’administration, mais a plutôt intensifié la complexité et les obstacles pour accéder aux droits. Yoan Piktoroff de la CGT Pôle Emploi a révélé que cette numérisation, introduite après la fusion de l’ANPE et des Assedic, a conduit à une réduction des effectifs, une augmentation de la sous-traitance et une surcharge pour les agents. Nadia Okbani a ajouté que la dématérialisation a transféré une part importante du travail administratif aux usagers et aux travailleurs sociaux, aggravant les difficultés pour les personnes précarisées. L’accent mis sur les indicateurs de performance et la présence croissante de nouveaux acteurs privés dans l’accompagnement des droits ont renforcé cette dégradation, tandis que les grèves et mobilisations témoignent d’une résistance face à cette transformation défavorable.
Le contrôle social automatisé, dans la plus grande opacité
Lors de la 3e séance du cycle de rencontres “Dématérialiser pour mieux régner”, le Mouton numérique a examiné les implications politiques des outils numériques, notamment les technologies de scoring utilisées par la Caisse d’allocations familiales (CAF). Ces outils, censés lutter contre la fraude, révèlent une idéologie de contrôle renforcé qui pénalise surtout les allocataires les plus précaires. Les membres de la Quadrature du Net ont détaillé comment ces systèmes, basés sur des données complexes et opaques, favorisent un contrôle automatisé et discriminatoire, souvent au détriment des droits des usagers. La CAF utilise des scores pour cibler les contrôles, mais cette approche, loin de réduire les erreurs, aggrave les difficultés des allocataires, générant des suspensions de droits et des dettes. Le débat a mis en lumière les conséquences humaines de ces pratiques et les objectifs politiques sous-jacents, suggérant que la surveillance accrue des plus démunis s’inscrit dans une logique néolibérale visant à réduire les dépenses publiques tout en stigmatisant les bénéficiaires d’aides sociales.
A quoi servent les luttes contre la numérisation ?
Lors de la quatrième rencontre du cycle “Dématérialiser pour mieux régner”, le Mouton Numérique a analysé les luttes européennes contre les systèmes algorithmiques de contrôle social. En Pologne, un algorithme de profilage des demandeurs d’emploi, mis en place en 2014, a été abrogé en 2019 après une bataille de cinq ans, en raison de son opacité et de l’absence de mécanismes de contestation. Aux Pays-Bas, le système SyRI, destiné à détecter la fraude aux aides sociales, a également été critiqué pour son manque de transparence, bien que la régulation n’ait pas freiné l’expansion de la surveillance. Ces exemples soulignent que la régulation seule ne suffit pas et que la société civile doit intensifier ses efforts pour exiger plus de transparence et débattre du rôle de l’automatisation dans les services publics.
Dématérialisation, l’externalisation en question
Le recours aux prestataires privés dans l’action publique, mis en lumière par le cycle du Mouton Numérique, révèle une dépendance croissante à l’externalisation qui nuit à la qualité des services publics et engendre des coûts élevés. L’explosion des dépenses en conseil, notamment dans le domaine informatique, illustre cette tendance : les frais liés aux cabinets de conseil ont triplé depuis 2018, atteignant 2,5 milliards d’euros en 2021. Cette privatisation des services publics est en partie due à des réformes structurelles comme la LOLF, qui ont réduit les budgets et les effectifs dans le secteur public, et à une culture qui privilégie le privé au détriment de l’expertise interne. L’État plateforme, un concept qui vise à rendre l’administration plus numérique et flexible, a souvent échoué à améliorer la situation et a même exacerbé les problèmes, comme le montre le cas de Doctolib et le management de la campagne vaccinale. Les alternatives proposées incluent la réinternalisation des compétences, la mutualisation des ressources, et le développement de solutions publiques libres pour pallier la dépendance croissante aux prestataires privés.
BONUS : Dans la machine à suspicion : des limites des systèmes de scoring de l’aide sociale à Rotterdam
Depuis les travaux de Virginia Eubanks, on sait que les systèmes électroniques de gestion de l’aide sociale sont souvent défaillants, particulièrement les systèmes automatisés anti-fraude. Wired et les journalistes de Light House Reports ont enquêté sur le système de scoring de l’aide sociale à Rotterdam. Leur étude a révélé que ce système utilise des critères discriminatoires et intègre des évaluations subjectives des travailleurs sociaux, entraînant des scores de risque de fraude biaisés. En 2021, après un audit, Rotterdam a suspendu ce système, montrant ainsi la nécessité de transparence et de responsabilité dans l’utilisation de tels outils pour éviter des discriminations injustes.