Suite au rapport de la commission Écrans et sa proposition de réseau social éthique, ce billet explore les imaginaires numériques, dans l’espoir que l’éducation au numérique ne devienne pas un simple guide de bonnes pratiques.
Imaginaires numériques
Pour Patrice Flichy (2001), les imaginaires désignent les perceptions collectives, les visions et les discours associés aux nouvelles technologies, en particulier Internet. Ces représentations influencent la manière dont la technologie est perçue et utilisée dans la société. Parmi les métaphores utilisées pour décrire Internet, on trouve celle des “autoroutes de l’information”, expression employée par Al Gore dans les années 1990 pour symboliser la circulation rapide des données et des idées. Cette métaphore a été utilisée en politique pour promouvoir l’Internet comme un outil de libéralisation dans le secteur des télécommunications, mettant en avant un internet solutionniste, centralisé, propriétaire et commercial. Elle coïncide avec la métaphore de la “fracture numérique”, perçue alors comme une inégalité d’accès au réseau. D’autres métaphores, telles que la “réalité virtuelle” et les “communautés en ligne”, mettent en avant différentes facettes de l’expérience en ligne, soulignant la capacité d’Internet à créer un espace où les individus peuvent interagir et former des communautés. Ces représentations métaphoriques montrent comment les discours et les visions façonnent notre compréhension et notre utilisation de la technologie.
Pascal Plantard (2014) a développé une approche pour comprendre l’impact des techno-imaginaires sur les pratiques et les usages numériques. Cette approche repose sur une boucle itérative de construction de l’usage, comprenant plusieurs processus internes. Les techno-imaginaires sont des processus d’appropriation des technologies numériques influencées par des mythes et amplifiées par les discours des innovateurs et des publicitaires. Les représentations, quant à elles, sont des symboles qui conditionnent les pratiques numériques, influencées par les techno-imaginaires et jouant un rôle crucial dans la formation des usages (pratiques socialisées et ritualisées).
Imaginaires et éducation au numérique
Depuis 2018, la stratégie nationale pour un numérique inclusif, dans la lignée des “autoroutes de l’information”, privilégie une approche opérationnelle, reléguant la culture et la littératie numériques. La médiation numérique est ainsi réduite à l’inclusion numérique, se concentrant sur les compétences techniques et négligeant les dimensions culturelles et sociales, transformant le numérique en un outil de rationalisation des usages plutôt qu’un vecteur d’émancipation. Cette représentation du numérique tranche abruptement entre des imaginaires concurrents, influençant la conception des usages et l’accompagnement des pratiques.
Médiacentré vs approche centrée sur l’utilisateur
Sonia Livingstone (2007) critique la polarisation entre une approche centrée sur les médias et une centrée sur l’enfance dans l’étude de l’impact des médias, notant que cela engendre des recommandations contradictoires qui compliquent les décisions politiques. Caroline Caron (2020) souligne que l’approche centrée sur le média crée un décalage dans la représentation des usages numériques des jeunes et propose une approche considérant les interactions entre l’utilisateur, les médias et le contexte culturel d’utilisation.
Cette différence de posture se comprend en comparant “Les 4 pas de Sabine Duflo” et “Les écrans, un temps pour tout” de l’Association Française de Pédiatrie Ambulatoire, deux campagnes de sensibilisation sur les écrans. La méthode des “4 pas” est centrée sur les risques et les impacts négatifs des médias, visant à réguler l’usage des écrans chez les enfants par l’interdiction. Elle recommande de ne pas utiliser les écrans le matin pour préserver la concentration, de les bannir pendant les repas pour encourager les échanges familiaux, et de ne pas les autoriser dans la chambre et avant le coucher pour faciliter l’endormissement et préserver la qualité du sommeil.
À l’opposé, “Les écrans, un temps pour tout” illustre des scènes de la vie quotidienne d’une famille connectée. La première étape montre une situation courante tandis que la deuxième propose une alternative. L’objectif est de remplacer les mauvaises habitudes par des habitudes adaptées aux besoins de l’enfant. Ces deux approches se basent sur des imaginaires et représentations du numérique radicalement différents. La première est centrée sur les médias et les risques, alors que la seconde est centrée sur la relation et les besoins de l’enfant. Ces imaginaires et représentations opposées débouchent sur des recommandations en termes de pratiques et d’usages : la première propose des interdictions, alors que la seconde recommande de changer les habitudes.
Solutionnisme technologique, architecture technique et licences
Comparer L’École des Réseaux Sociaux et RésoLab permet de comprendre comment les imaginaires et représentations se déclinent dans les approches de l’éducation au numérique. Bien que l’objectif de L’École des Réseaux Sociaux soit d’initier des discussions entre enfants, enseignants et parents, son design pédagogique est transmissif. En revanche, RésoLab favorise l’autonomisation des jeunes avec une pédagogie active et un design axé sur l’expérimentation. En termes de solutionnisme technologique (Morozov, 2014), L’École des Réseaux Sociaux utilise la ludification et des chatbots, tandis que RésoLab utilise la technologie pour créer un environnement d’apprentissage sécurisé. Concernant l’architecture technique et la licence, L’École des Réseaux Sociaux s’appuie sur une infrastructure centralisée et propriétaire pour la distribution de ses contenus. RésoLab, bien que centralisé, est basé sur HumHub, un outil libre en code ouvert, et doit devenir un commun numérique réutilisable par une communauté d’utilisateurs.
Ici aussi, nous avons des imaginaires et des représentations du numérique qui s’opposent. La première est davantage solutionniste, centralisée et propriétaire, dans la lignée des “autoroutes de l’information”, tandis que la seconde se rapproche de l’utopie des pionniers d’Internet (Isaacson, 2015; Turner, 2012), prônant une communication horizontale et un code ouvert.
Conflit de version ?
Katie Davis (2023) critique le fait que les applications éducatives se contentent souvent de transposer des scénarios pédagogiques classiques en y ajoutant des animations visuelles et sonores sans réelle plus-value éducative. Pour Davis, ces éléments de design présents dans la plupart des applications pour enfants tendent même à distraire les enfants et à parasiter les apprentissages. Elle insiste sur la nécessité de concevoir le design des applications de manière à s’approcher du jeu libre et de l’exploration de mondes ouverts, afin que les expériences des jeunes soient autodirigées plutôt qu’imposées par le design à des fins d’engagement dans l’activité. Elle adresse le même reproche aux réseaux sociaux, dont la conception n’est pas adaptée par nature. La “5 Rights Foundation” dresse le même constat : les services numériques utilisés par les enfants et les jeunes ne sont pas conçus pour répondre à leurs besoins ou faire respecter leurs droits.
L’approche de l’éducation au numérique centrée sur les risques et les interfaces est sous-tendue par un imaginaire fermé et anxiogène, favorisant une éducation comportementale aux écrans souvent prohibitive, parfois ludique, mais toujours transmissive et descendante. Cela va à l’encontre du potentiel du numérique, plaçant l’apprenant, par ailleurs déjà utilisateur, en porte-à-faux entre ses pratiques effectives et des usages idéalisés. En préférant une approche globale de l’utilisateur dans un numérique ouvert, articulant les dimensions techniques (architecture et design), culturelles et développementales, il serait possible de penser un numérique adapté aux jeunes. Une approche globale permettrait également d’éviter que l’éducation au numérique ne ressemble à terme à un guide de la ménagère moderne comme on en trouvait au siècle dernier. Autrement dit, un ensemble de bonnes pratiques décontextualisées et paternalistes.
Bibliographie
Caron, C. (2020). Pour une approche émique de la recherche sur les adolescents et les médias sociaux. In Accompagner les ados à l’ère du numérique (p. 23‑60). Presses universitaires de Laval.
Davis, K. (2023). Technology’s Child. Digital Media’s Role in the Ages and Stages of Growing Up. The MIT Press.
Flichy. (2001). L’imaginaire d’Internet. La découverte.
Isaacson, W. (2015). Les innovateurs. JCLattes.
Livingstone, S. (2007). Do the Media Harm Children? Journal of Children and Media, 1(1), 5‑14.
Morozov, E. (2014). Pour tout résoudre cliquez ici. FYP éditions.
Plantard, P. (2014). Anthropologie des usages du numérique [Thesis, Université de Nantes]. https://shs.hal.science/tel-01164360
Turner, F. (2012). Aux sources de l’utopie numérique : De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence. C & F éditions.